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établi dans les deux cabines du capitaine, qu’il veut bien partager avec moi. Nous dînons sous la protection d’une respectable pièce de soixante-quatre, placée au centre du fore-cabine, qu’elle divise en salle à manger et en salle des pas perdus. L’after-cabine, muni de deux bureaux, d’un divan et de fauteuils qu’on est obligé d’attacher avec des cordes, sert de cabinet de travail et de salon. Un rayon chargé de livres contient plusieurs ouvrages sur les îles du Pacifique. Le carré des officiers est recherché à cause de la fraîcheur et de l’agréable compagnie qu’on y trouve. La plupart des matelots me semblent fort jeunes, mais robustes, bien portans et gais. Le soir, aux heures de désœuvrement, qui sont rares, ils chantent en chœur. Entendues de loin, leurs voix se marient agréablement au bruit des vagues. Ce qui me frappe, c’est le ton d’urbanité qui règne à bord. Pas un gros mot, pas un juron. Tout marche comme sur des roulettes. Quelle différence avec ce que j’ai vu, il y a quarante ans, sur plusieurs bâtimens de guerre anglais et autres ! Mais c’est le clairon, le bugler, qui fait mon bonheur. Les ordres se transmettent au son du cor. C’est donc le clairon qui dirige les manœuvres. Du moins, il en est persuadé et il semble concentrer dans son instrument tomes les facultés de son âme. Les notes fausses qui lui échappent parfois ne troublent pas la sérénité de ce grave personnage.

L’Espiègle est un sloop, corvette de deuxième classe de 1,100 tonneaux, et il porte dans ses flancs 142 hommes.


Le 29, au matin, nous apercevons notre première étape, l’île de Norfolk. D’abord, une ligne sombre ; puis, à mesure qu’on approche, de bas ruchers taillés à pic, surmontés d’un rideau d’arbres, balayés, battus, creusés par les brisans, traversés par d’innombrables filets blancs : les cascades formées par les ruisseaux qui se précipitent dans la mer. Au centre de l’île, pas très loin[1], le sommet arrondi du mont Picton, tout couvert de végétation. Ah ! la végétation, elle est partout. La forêt et les prairies alternent, mais la forêt prédomine. Et quelle forêt épaisse, sombre, impénétrable à l’œil ! Et quels arbres ! Des plus de Norfolk-Island, araucaria excelsa, cet arbre à la taille svelte, aux branches horizontales un peu raides, au port majestueux, ce grand seigneur parmi les conifères. L’île qui lui a donné son nom est sa patrie. Nulle part ailleurs il n’existe comme forêt. Mais on peut en voir de beaux exemplaires dans les jardins de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, et, plus rarement, dans l’Inde et en Europe.

  1. l’île de Norfolk est longue de 5 et large de moins de 3 milles. Le mont Picton s’élève à 1,050 pieds au-dessus de la mer.