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question reste d’autant plus compliquée que les influences les plus diverses sont en jeu dans cette singulière affaire où tous les calculs ont été trompés. L’Autriche et la Russie n’ont certainement pas les mêmes vues ; l’Angleterre a fait ce qu’elle a pu pour neutraliser l’influence russe dans la conférence. Dans quels termes nouveaux reprendra-t-on une négociation qui n’a pu réussir au moment où rien n’était encore compromis ? De toute façon, il est évident qu’il sera désormais difficile de s’en tenir strictement au traité de Berlin, et quelque sévérité qu’ait montrée la Russie à l’égard du prince Alexandre, on ne peut plus déposséder et diminuer le jeune vainqueur de Slivinitza. Tout ce qu’ont pu faire provisoirement les puissances a été de proposer un armistice qui vient d’être accepté ; mais ce n’est pas une solution, et la question, toujours ouverte, réserve peut-être à l’Europe bien des surprises.

Plus que jamais aujourd’hui, l’imprévu règne dans le monde et se mêle aux affaires des peuples sous toutes les formes, même sous cette forme mystérieuse et cruelle des morts inopinées qui sont des événemens, L’imprévu en ce moment pour l’Espagne est cette fin prématurée du roi Alphonse XII, de ce prince de vingt-huit ans qui n’avait que des raisons de vivre, qui, depuis plus de dix ans déjà, portait, avec la bonne grâce de la jeunesse, le poids de la couronne, au milieu des difficultés qui ne manquent jamais au-delà des Pyrénées. L’Espagne sortait des démêlés et des embarras que l’affaire des Carolines lui avait suscités avec l’Allemagne ; elle en sortait honorablement, pacifiquement, par cette médiation du pape qui a été elle-même un grand imprévu, qui a fait tout ce qu’elle pouvait, tout ce qu’on lui demandait en préparant la possibilité d’une transaction entre les deux pays. Aujourd’hui c’est bien plus qu’un différend de diplomatie à propos de quelques îles perdues dans les mers lointaines, c’est la situation tout entière de l’Espagne remise subitement en doute par la mort si inattendue de ce jeune souverain qui vient d’être enlevé par un mal inexorable, qui s’est éteint, il y a trois jours, au château du Pardo, ne lais-saut que de bons souvenirs et un grand vide.

Tel qu’il a été, en effet, le règne si brusquement interrompu du roi Alphonse XII n’aura pas été sans profit et sans honneur pour l’Espagne. Il avait commencé, il y a tout près de onze ans, le 30 décembre 1874, dans des conditions certes singulièrement critiques, d’un côté, l’expérience républicaine qui avait succédé au court essai d’une royauté étrangère, n’avait réussi qu’à mettre le pays en feu, à précipiter l’Espagne dans une dissolution sanglante ; d’un autre côté, une formidable insurrection carliste occupait les provinces du Nord et menaçait de passer l’Èbre, de se répandre dans la péninsule entière. L’impuissance de tout gouvernement à Madrid, la guerre civile dans le Nord, l’anarchie incendiaire partout, c’était le dernier mot de cette révolution de 1868 qui avait cru inaugurer une ère nouvelle en renversant