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Un pareil troisième acte, il est à peine besoin de le dire, porte l’émotion à son plus haut degré. En vain quelques plaisans murmurent que le choix d’un aveugle, pour constater un flagrant délit, parait d’abord singulier ; en vain les raisonneurs, avec plus de justesse peut-être s’étonnent que ces trois hommes ne profitent pas de l’infirmité du vieillard pour faire évader sa petite-fille ; en vain ils s’avisent que la situation, à mesure qu’elle se prolonge, devient moins vraisemblable et plus pénible ; cette remarque, même communiquée à toute la salle, ne ferait que ralentir et attiédir un peu les âmes : l’éloquence lyrique des discours, soutenue par la beauté des sentimens, les emporte et les échauffe. Après les premières angoisses, le spectateur est-il moins haletant, il profite de ce répit pour jouir plus à l’aise de la magnificence des vers ; et bientôt il est ressaisi, entraîné de nouveau, ravi d’une admiration qui se connaît à peine.

Même, le danger d’un tel morceau, en fin de compte, c’est que l’intérêt proprement dramatique ne peut que décroître après lui, c’est que beaucoup de personnes, méconnaissant l’intention du poète et abusées par l’importance de cet épisode, prennent le change et s’attendent que l’ouvrage continue par la même voie ; la rivalité amoureuse de deux femmes auprès d’un homme, traversée par certaines péripéties et tendant à une fin quelconque, c’est l’aventure toute humaine dont elles espèrent la suite.

Ils sont désappointés, nécessairement, ces prévoyans à courte vue, dès que le quatrième acte commence. Ils apprennent que, dans l’intervalle du troisième à celui-ci, le prince a été battu à Culloden, et que sa maîtresse, qui avait promis de mourir dans la prochaine bataille, a tenu parole. Désormais, pour ces naïfs, la pièce est finie ; leur déception menace de tourner à l’impatience grossière. Le drame, ou ce qu’ils prenaient pour le drame, achevé soudainement, ils sont surpris que les acteurs parlent encore : vont-ils les prier de se taire ? Duncan le chasseur, rentré dans sa chaumière après la défaite, a beau annoncer ces tristes nouvelles en excellentes paroles, tout ce qu’il obtient, c’est qu’on l’écoute. Lord Fingall, réfugié chez lui, fait à peine respecter son chagrin. Elles sont pourtant d’un tour délicat, les lamentations du pauvre homme sur sa jeune femme. Mais quoi ! elle est morte, et le public en a fait son deuil ; il sait d’ailleurs, ce public parisien, qu’elle avait trompé son mari, et peu s’en faut qu’il n’avertisse cet Arnolphe qu’il est trop bon de pleurer cette Agnès. M. Coppée récemment recevait d’un critique[1] ces deux épithètes : « malin et sentimental. » Aurait-il été, cette fois, dupe de sa sensibilité ? Le public, ici, a plus de malice que lui. Après avoir fait grise mine à ce mari trompé, il fait visage de bois au prétendant qui vient abriter chez Duncan sa tête

  1. Robert de Bonnières, Mémoires d’aujourd’hui, 2e série. — Ollendorff, éditeur.