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devenu chrétien, et plusieurs centaines de milliers de ses compatriotes sont dans le même cas. Si dévoués qu’ils soient à leur œuvre, les missionnaires anglais n’ont opéré dans l’Inde qu’un nombre dérisoire de conversions ; ils n’en ont pas moins exercé une action considérable sur les esprits. Au Bengale comme dans le Guzerate, le christianisme est le plus énergique des dissolvans. Il ronge et détruit insensiblement les vieilles idolâtries, il ne réussit pas à les remplacer ; l’autel reste vide, on le consacre au dieu inconnu. Les Hindous qui ne croient plus à la très sainte Trimourti, ni aux incarnations de Vischuou, ni à la métempsycose, ne croient pas davantage à la très sainte Trinité, à l’incarnation de Jésus-Christ, à Satan, à l’enfer, et le paradis dont saint Pierre tient les clés a pour eux peu d’attraits. Fatigués de ce monde, de son soleil, de son bruit, ils n’attendront pas d’être vieux pour soupirer après l’oubli éternel, après le divin silence, et ils se représentent le séjour des bienheureux comme un endroit où l’on existe tout juste assez pour pouvoir se réjouir de ne plus être et pour sentir l’ineffable douceur du néant.

M. Behramji est un déiste, un rationaliste convaincu, il appelle de tous ses vœux la fondation d’une église nationale hindoue, qui n’imposera à ses sectateurs aucun autre culte que celui qui consiste, selon le mot de Zoroastre, à bien penser, à bien parler et à bien agir. « Le fond de la religion, nous dit-il, est le désir de ne pas quitter ce monde sans le laisser un peu meilleur qu’on ne l’a trouvé. » Il est curieux de constater que, dans le pays du mysticisme et des pieux ascètes qui pensaient plaire au ciel ou mortifiant leur chair ou apercevoir la lumière céleste en contemplant le bout de leur nez, il se rencontre aujourd’hui des hommes à qui leur raison suffit, des hommes qui ne croient qu’au bon sens et qui lui diraient volontiers : « O notre Père qui êtes aux cieux et qui n’êtes pas souvent sur la terre, que votre règne vienne ! » Les missionnaires de Surate ne doivent pas être contens de M. Behramji. Comme un poète grec, il est fermement persuadé que la meilleure chose de ce monde est l’eau claire. Les apôtres de toutes les confessions ont du goût pour l’eau trouble dont on ne voit pas le fond, parce qu’ils se flattent d’être les seuls qui puissent savoir ce qu’il y a dessous, et il faut devenir leur catéchumène pour connaître le grand secret.


G. VALBERT.