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décidèrent que les premiers enfans qu’elles mettraient au monde s’épouseraient dès que l’âge serait venu ; il se trouva malheureusement que ces deux enfans étaient deux filles. Manbore en fut quitte pour attendre un peu. Quatre ans plus tard, sa mère lui dit : — « Enfin le voilà pourvue ! La femme de notre ami Kantur est accouchée d’un garçon. C’est ton mari ; laisse-lui le temps de grandir. » — Mais les nains ne grandissent pas. Celui-ci était aussi chétif, aussi malingre, aussi noué de corps et d’esprit que Mankore était fraîche, belle, avisée et charmante.

Elle avait seize ans, il en avait douze quand on les maria. En l’apercevant pour la première fois, peu s’en fallut qu’elle ne reculât de trois pas. Elle se remit bien vite de son saisissement : — « Il est tout petit, laid et même difforme, pensa-t-elle, et il paraît stupide. O Brahma, Shiva et Vischnou, je lui donnerai ma santé, ma force, mon intelligence et ma beauté ! » — Quelques heures plus tard, on la conduisait dans la chambre nuptiale. Tremblante, le souffle court, elle s’approche d’un lit magnifique, incrusté d’or et d’argent, parfumé d’encens et de myrrhe. Un avorton y était couché entre deux draps du satin, et cet avorton ronflait. Elle demeura quelque temps étendue à ses pieds sur le parquet. Il ronflait toujours. Elle se relève, le regarde, et, dans un transport subit, elle dépose un chaste baiser sur ses grosses lèvres et sur leur musique. L’idiot se réveille en sursaut, tout effaré, et s’écrie : — « O ma ! ô bapâ ! venez tout de suite à mon secours ! Il y a ici une vilaine femme qui cherche à mordre ma bouche. » — Ou accourut, on consola l’idiot, mais on n’a jamais réussi à lui faire comprendre ce que c’était qu’un baiser d’amour ou de pitié. Mankore le soigne, le dorlote, le chérit, l’adore comme s’il était le plus beau et le plus spirituel des hommes. Elle est sa très humble servante ; elle vénère dans ce magot son seigneur et son maître, l’homme que les Hindoues respectent trop pour prononcer tout haut son nom et qu’elles appellent : Lui. Cette vierge ne veut pas qu’on la plaigne, elle se dit la plus heureuse des femmes. S’il y a une justice au ciel, ce pieux mensonge abrégera le temps de ses métempsycoses et lui assurera son entrée dans la demeure éternelle de Brahma. Jamais l’essence divine n’aura absorbé une âme qui lui ressemblât davantage.

Nous avons dit que M. Behramji avait éprouvé plus d’une surprise en revoyant le Guzerate, qu’il l’avait trouvé fort changé. Il ne s’en plaint pas ; il sait gré aux Anglais de tout ce qu’ils ont fait pour réformer une vieille civilisation qui se survivait, pour en corriger les abus, pour protéger les petites bourses contre les exactions et les petites vies contre le bon plaisir des puissans, pour substituer la loi à l’arbitraire et les bons exemples aux scandales. — « Qu’es-tu devenu, ô mon pays natal ? s’écriait-il, en parcourant les rues de Baroda après vingt ans d’absence. Où sont les antiques traditions et les contes de nourrice qui ont bercé mes premiers sommeils ? Qui a