Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ivresses de Faust aux genoux de Marguerite, ne l’accusons ni de sécheresse ni de froideur. Il avait gardé sa flamme pour célébrer de plus chastes transports et de plus pitres amours.

Parvenu sur ces hauteurs, il fallait s’arrêter ou descendre, et malheureusement Schumann est descendu. L’œuvre faiblit à la fin : les dernières pages manquent d’inspiration et de clarté. Le chant des saintes femmes priant avec Marguerite a de la grâce ; mais il est un peu écourté, un peu vulgaire : il n’a pas le charme évangélique des strophes de Goethe. Elles voulaient une mélodie simple et touchante, ces prières des amies de Jésus : la prière de la Samaritaine qui rafraîchit sa soif brûlante, celle de Madeleine qui baisa ses pieds divins, Enfin nous aimons encore moins le grand chœur fugué qui termine l’ouvrage : c’est la conclusion froide d’une œuvre ardente et passionnée. Cette psalmodie monotone jette de l’ombre sur les splendeurs que nous avions entrevues. Schumann a refermé trop tôt le ciel qu’il nous avait ouvert.

Tel est le Faust de Schumann : un abrégé, une synthèse puissante du second Faust de Goethe. « On ne peut pas dire que l’intelligible soit toujours beau, disait Goethe à Eckermann, mais certes le beau est toujours intelligible, ou du moins il doit l’être. Cette maxime condamne bien des pages du second Faust. Mais il faut être indulgent pour la vieillesse des grands hommes : leurs défaillances même ont droit à nos respects. Ne nous arrêtons pas aux étrangetés, aux obscurités de Goethe octogénaire ; assez de clartés illuminent encore son déclin. Schumann a pieusement recueilli ces rayons suprêmes. Il a restitué au second Faust ce qui lui avait été enlevé : la mesure et la proportion. Il nous a rendu un Faust humain, dramatique, celui que le génie robuste et sain de Goethe avait conçu d’abord. Au lieu de développer la pensée du maître, il l’a réduite, et le vieil arbre a senti la sève revenir plus féconde à ses rameaux allégés. Schumann a donc résumé Goethe, mais sans l’amoindrir. N’est-ce pas dans sa musique que se rencontrent le plus ces accens « durs, pénibles, terribles, » que le poète demandait ? N’est-ce pas Schumann qui a le mieux compris, avec son génie allemand, cette figure tout allemande de Faust ? Faust, plus encore que Marguerite et que Méphistophélès, est le type national de l’Allemagne. Il est son fils bien-aimé, l’enfant de ses entrailles. Il a la science austère et la profonde poésie de sa mère, les rêves et la mélancolie du Nord. Schumann avait tout cela, c’est de tout cela qu’il a fait son Faust. Nulle ouvre ne se prêtait mieux à son inspiration ; nulle ne reflète autant le feu qui dévorait son âme souffrante et qui finit par la consumer.


CAMILLE BELLAIGUE.