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supporter que le reflet diapré par les eaux de la cascade : « Ce reflet coloré, c’est la vie, » dit-il avec tristesse, et toute l’amertume de cette pensée est dans une phrase mélancolique et quelque temps suspendue. Schumann a le secret de ces tableaux émouvans, qu’il indique d’un trait et qui s’achèvent dans l’imagination de l’auditeur.

Mitternacht (Minuit), tel est le titre de la scène suivante, une des dernières dans le drame de Goethe. Schumann a laissé de côté les scènes intermédiaires : la cour de l’empereur, l’épisode d’Hélène, celui d’HomuncuIus et la nuit de Walpürgis : tout cela prêtait peu à la musique. Faust est chargé d’années et de gloire : il a repoussé les ennemis et sauvé l’empire. Il a été l’amant d’Hélène, ressuscites pour lui appartenir. Au gré de sa fantaisie toute-puissante, il a promené à travers le monde le tourbillon de sa vie. Son activité, toujours plus haute et plus pure, s’applique maintenant aux grands problèmes économiques. Il connaît ce que M. Blaze de Bury nomme avec originalité la volupté de l’amour social. Trop longtemps épris de sa propre félicité, son rêve s’est ennobli : il veut désormais l’humanité heureuse, heureuse par lui dans le travail et l’abondance. Perdu dans ces sublimes pensées, il veille seul au milieu de son palais endormi. La poésie pourrait sembler ici quelque peu rebelle à la musique. Allégorie austère que ce dialogue de Faust et du Souci, dont le génie de Schumann a pourtant triomphé. Il a chaudement coloré les abstractions de Goethe, il a fait de cette scène purement philosophique un et drame plein d’action et de terreur. Quatre spectres de femmes, murmurant île sourdes imprécations, se glissent dans les ténèbres jusqu’à la porte de Faust. La nuit est lugubre et les nuages fuient sous le vent. Un scherzo vivement rythmé rappelle parfois certaines sonorités fantastiques de la fonte des balles dans le Freischütz ; des unissons stridens ont l’éclat de la foudre. Voici minuit, l’heure de l’angoisse et de la peur. Faust prête l’oreille, il entend des voix menaçantes et des fantômes l’effleurent. Il voudrait fuir, mais trop tard, les puissances infernales auxquelles il s’est livré. La superstition, la magie peuplent ses nuits de rêves terribles. Le savant docteur, le héros de cent victoires, tremble comme un enfant. La porte a grincé, qui donc est là dans l’ombre ? C’est le Souci, le sombre compagnon qui était derrière nous notre chemin. Faust, ne l’as-tu donc jamais connu ? Alors éclate une réponse admirable, un cri de superbe révolte contre l’humaine misère et l’éternel chagrin. Faust, avec une énergie désespérée, avec une sorte de fierté triomphante, se reprend au souvenir encore récent de son bonheur, aux réalités rassurantes de sa vie déjà longue. Le sentiment est étrange, difficile à préciser avec rigueur, mais il se trahit à chaque mesure de cette page extraordinaire. Presque au moment de mourir, au