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moderne que, seul peut-être des poètes antiques, Lucrèce a parfois soupçonné. Les anciens décrivaient admirablement la nature, mais ils ne l’aimaient pas comme nous l’aimons, fis en personnifiaient, ils en divinisaient les forces et les grâces, mais sans presque jamais faire d’elle leur amie, la confidente de leurs joies, la consolatrice de leurs peines ou de leurs fautes. Un ancien n’eût peut-être pas compris ces vers :


Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime,
Plonge-toi dans son sein, qu’elle t’ouvre toujours,


Comme les grands poètes modernes, même les poètes en prose, tels que Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand, Goethe avait au plus haut degré cette tendresse pour les choses. Son Faust a par momens des élans d’admiration pour les splendeurs de la terre. Echappant à L’angoisse qui l’oppresse, il chante alors, sinon à Dieu, du moins à la nature, des hymnes enthousiastes et reconnaissans. Il la remercie d’être toujours aussi jeune, aussi belle. Endormi dans la nuit sereine, il oublie le drame sanglant achevé la veille dans le cachot de Marguerite, et, de leur vol léger, les sylphes effleurent son sommeil. Sans avoir ici autant de couleur que Berlioz dans une scène analogue de la Damnation de Faust, Schumann a beaucoup de grâce et de poésie. L’introduction orchestrale, mollement balancée, le chant affectueux d’Ariel et le chœur aérien des Génies sont des pages élégantes et pittoresques.

Après cette nuit de repos, quelle aube éblouissante ! Le cri d’Ariel annonçant l’aurore à l’éclat aigu du premier rayon de soleil. On dirait que la lumière jaillit avec le son des clairs appels de trompettes, du frémissement général de l’orchestre. Les sylphes effarouchés se blottissent sous les fleurs, et Faust s’éveille doucement, apaisé par les fraîches rosées du matin, étendu sur la terre, « qui cette nuit encore lui est restée fidèle, » et qui « respire » à ses pieds comme un ami gardien de son sommeil. « Regardez là-haut, s’écrie-t-il. Les sommets gigantesques des montagnes annoncent déjà l’heure solennelle. » La période musicale est admirable d’ampleur et de richesse mélodique ; elle exprime l’ivresse de la vie reconquise dans toute sa plénitude, plus qu’un réveil, presque une résurrection.

Sans aucune des ressources du théâtre ou de l’action dramatique, Schumann esquisse admirablement dans cette scène le caractère philosophique de Faust. C’est bien le sombre penseur, repris parfois aux séductions de la vie, mais le plus souvent meurtri par ses chocs douloureux. Ce nouveau soleil, si joyeusement salué, monte à peine au-dessus de l’horizon que Faust déjà s’en détourne ébloui. Il n’en peut