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et paraissait tranquille. Tout à coup il se leva et courut se jeter dans le Rhin. Des bateliers l’en retirèrent vivant, mais irrémédiablement fou. La raison ne lui revint jamais. Il languit encore plus d’une année dans une maison de santé, près de Bonn, et mourut le 28 juillet 1856, à l’âge de quarante-six ans.

Qui pourrait expliquer cette mystérieuse fraternité du génie et de la folie, et le passage sur une même tête du souffle de vie et du souffle de mort ? Au début d’un de ses livres[1], George Sand a rencontré ce problème et s’en est émue. Avec quelle éloquence elle a chanté la lutte de Jacob contre l’ange, cette lutte qu’elle avait contemplée et qui l’avait saisie de pitié, presque d’épouvante ! Qui ne connaît l’apostrophe sublime : « Et toi aussi, tu as souffert un martyre inexorable ! fit toi aussi tu as été cloué sur une croix ! .. Dieu posa sur ton front une main chaude de colère, et en un instant la raison t’abandonna, l’ordre divin établi dans les fibres de ton cerveau fut bouleversé. » L’âme de Schumann était trop faible ; elle plia sous le fardeau.


III

Tel fut l’homme. Après lui, voyons l’œuvre, ou du moins une partie de l’œuvre.

La musique exclusivement instrumentale est rebelle à l’analyse littéraire. Elle défie la description. On peut donner avec des mots l’idée de la symphonie, de la fugue en général ; mais non de telle ou telle fugue, de telle ou telle symphonie. La critique d’une œuvre purement symphonique a deux écueils à redouter et se heurte presque inévitablement à l’un ou à l’autre : soit à des généralités banales et sans intérêt, soit à une technologie pédante et sans clarté.

Aussi n’aborderons nous pas la musique instrumentale de Schumann, mais seulement sa musique lyrique et dramatique, et notamment ses trois œuvres les plus hautes et les plus caractéristiques : les Lieder, Manfred et Faust.

Ici, la tâche est plus aisée, et pour le critique, et pour le lecteur. A tous deux, l’union de la musique et de la poésie est singulièrement secourante : elle aide l’un à expliquer, l’autre à comprendre. L’œuvre littéraire soutient l’œuvre musicale ; elle l’interprète et l’éclairé, tout en initiant le public à des secrets que sans elle

  1. Lettres d’un voyageur.