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la dénaturer, la transforment toujours. Enfin, lorsque le génie tenace du compositeur l’a pénétrée à fond, lorsqu’il a prodigué, pour l’embellir, les timbres et les rythmes, les sonorités et les harmonies : lorsque, tour à tour affirmée ou contredite, mais jamais oubliée, l’idée qui tenait en deux mesures a féconde cinquante pages et débordé en flots toujours renouvelés, vous la croyez épuisée, vide, comme un fruit savoureux dont s’est exprimé le suc. Mais soudain ses élémens dispersés se rassemblent. Les voix qui s’étaient désunies se retrouvent ; elles éclatent à la fois, et l’idée reconquise ramène à son unité victorieuse toutes les parties de cet ensemble grandiose qui s’appelle une symphonie. On a défini l’architecture une musique fixée ; on serait tenté d’appeler la musique une architecture sonore : non pas cependant la musique de Schumann, car il ne conçut jamais de ces magnifiques ordonnances où se déployait à l’aise le génie du maître des neuf symphonies.

Avec moins de puissance que Beethoven, Schumann eut aussi moins de variété et moins de grandeur. Sa plainte irritée ne s’apaisa guère. Il fut de ceux qui ne veulent pas être consolés. Presque jamais il n’a souri, comme Beethoven lui-même avait daigné sourire. Et cependant sa douleur éveille en nous un écho moins profond ; peut-être ses sanglots ne seront-ils pas immortels. Avec Beethoven, on se fortifie et l’on s’élève ; avec Schumann, on risque un peu de s’énerver, de s’amollir. L’un semble avoir souffert d’un mal personnel et passager ; l’autre, des blessures qui sont éternellement vives au cœur de l’humanité.

La souffrance de Beethoven est plus saine. Le lamento déchirant qui porte le nom de la comtesse Juliette exprime une peine immense, mais une austérité héroïque et la fierté d’une mâle douleur. Beethoven souffre comme Dante et Michel-Ange, ces grands patiens. Il complète avec eux une triste et superbe trinité.

Si nous plaçons Schumann au-dessous de Beethoven, nous le plaçons encore très haut. Le mot de Jésus : « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon Père » est vrai du royaume des esprits comme du royaume des âmes. Schumann est trop ignoré parmi nous, il vaut qu’on le connaisse. Il est, par certains côtés, le musicien de la jeunesse, comme on a dit que Musset en était le poète. De la jeunesse il a, sinon l’entrain et la gaité, du moins la passion et la fièvre, et la poétique rêverie. Si tout n’a pas été révélé à son génie, si toutes les voix n’ont point parlé à ses oreilles, il en est qu’il a merveilleusement comprises et dont il a redit les chants avec des accens nouveaux. Dans l’expression de certaines douleurs ou de certaines tristesses, de cette fiera malinconia dont parle le Tasse, son éloquence est sans rivale.