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s’efface, ne laissant après elle qu’un fantôme, l’ombre de sa réalité vaguement entrevue.

Une vision aussi rapide est librement incomplète : elle explique pourquoi les idées de Schumann restent trop souvent stériles. Il ne suit pas avec ténacité les déductions rationnelles de sa pensée ; l’imagination l’emporte sans que la raison le retienne.

Si nous demandons la raison, même au génie, ce n’est pas la raison qui désenchante et décolore, mais celle qui coordonne et harmonise. Raison lumineuse, qui satisfait l’esprit sans refroidir le cœur, et donne au Beau cette splendeur du Vrai chère à Platon. Elle seule met dans les œuvres irréprochables, dans les fresques de Raphaël et les discours de Bossuet, dans les frises de Phidias et les symphonies de Beethoven, l’équilibre et l’unité, l’eurythmie, pour appeler de son nom grec cette heureuse proportion, suprême élément de la suprême beauté. Loin d’être incompatible avec le génie, une telle raison en est inséparable. Loin d’entraver son vol, elle le soutient et le porte à dus cimes où, sans elle, il n’atteindrait pas.

On sent trop, dans certaines œuvres de Schumann, quelquefois dans sa musique de piano, souvent dans sa musique de chambre et dans ses symphonies, l’absence de cette raison souveraine. Au moindre détour, l’idée échappe au compositeur, et, s’il parvient à la rejoindre, c’est après une course heurtée à mille obstacles, il ne sait ni la transformer ni l’agrandir. Sans la développer, il la reproduit : c’est un orateur qui se répète.

Une admiration exagérée avait désigné Schumann comme un successeur de Beethoven. On l’a nommé quelque part de ce nom redoutable. Mais les Beethoven, s’ils ont jamais des successeurs, les attendent plus longtemps. Entre Beethoven et tout autre, fût-ce Schumann, un rapprochement serait téméraire. N’a-t-on pas dit qu’il n’y avait qu’un Beethoven, comme il n’y a qu’un soleil ? Par un accord sublime, et pariait en lui seulement, Beethoven a joint à toute la liberté de l’imagination toute la discipline de la raison. Une logique inflexible, presque nécessaire, est partout, sauf peut-être dans quelques-unes de ses dernières œuvres, maîtresse de sa pensée, Écoutez une de ses symphonies, par exemple l’Héroïque. Avec quelle précision se dessine d’abord l’idée fondamentale ! Comme elle est exposée et définie ! Peu à peu elle s’élargit, comme s’élargissent sur l’eau les rides formées autour d’une pierre qui tombe. Elle se dilate, s’accroît de sa propre substance : elle emplit bientôt de son expansion prodigieuse les cercles toujours concentriques et toujours grandissans qui la contiennent, mais ne la contraignent pas. Les instrumens la modifient sans l’altérer ; et, sans