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légitimer le grand crime. Quand il écrit la vie de Charles IX, il commence par rappeler les vengeances célèbres qui avaient alors sur les cœurs l’influence de l’émulation. Il montre cette idée de vengeance prenant possession de l’homme dès l’enfance, pour le conduire et le diriger ensuite durant sa vie. Charles IX en était obsédé depuis l’affaire de Meaux, et il attendit son heure durant cinq ans. Elle arriva le 24 août 1572. La Saint-Barthélémy fut l’expiation du guet-apens commis contre la personne du roi le 27 septembre 1567. Dès que le premier sang eut coulé dans cette abominable nuit, Charles IX vit rouge, devint fou, fut atroce. Le massacre terminé, il revendiqua pour lui la responsabilité tout entière ; mais il garda dans l’âme une blessure dont il ne devait pas guérir. Les moyens de justification, cependant, ne lui manquaient pas. Chaque fois que les réformés avaient trouvé moyen de tuer les papistes, ils ne s’en étaient pas fait faute, et si l’occasion de les massacrer en masse s’était présentée, ils n’auraient pas manqué de la saisir. Les papistes pensèrent qu’ils allaient porter un coup mortel à la réforme et crurent faire œuvre pie en versant à flots le sang des hérétiques. La papauté elle-même acclama ce massacre comme une action d’éclat. Grégoire XIII en reçut la nouvelle avec joie. La Saint-Barthélémy fut glorifiée au Vatican à l’égal d’une victoire sur les Turcs. Deux fresques lui furent consacrées dans la Sala Regia, à côté de la fresque qui célèbre la bataille de Lépante ; elles frappent encore nos regards, chaque fois que nous entrons dans la chapelle Sixtine. Les inscriptions latines qui les accompagnaient ont été effacées ; mais les peintures restent, et suffisent comme témoins des félicitations qui partirent alors de Rome pour Paris. Faut-il s’en étonner ? Nullement. Il faut simplement comprendre. Et puis, descendons en nous-mêmes, et, quand nous faisons de la Saint-Barthélemy la date maudite de la France, demandons-nous si nous avons le droit de jeter au passé la première pierre ? La Saint-Barthélémy est un crime, assurément. Le crime a beau avoir reçu l’absolution « des mains d’où le pardon descend, » l’éternelle religion le condamnera toujours. Mais le crime est-il moins odieux quand, au lieu des intérêts religieux, ce sont les intérêts matériels qui sont en jeu, et le siècle qui, au nom de la libre pensée, a débuté par la Terreur pour aboutir à la Commune, en passant par je ne sais combien de révolutions et de contre-révolutions, n’est-il pas tenu de parler avec prudence… même de la Saint-Barthélémy ? Il y a, dans les profondeurs de l’homme, une férocité maudite qui, jusqu’à la consommation des siècles, fournira d’inépuisables ressources à toutes les haines ; mais il y a aussi, dans les hauteurs de l’âme, une provision divine de justice et d’amour, qui nous remplit à la fois d’indignation et de pitié devant les grands forfaits. Nous tous, qui avons tant besoin de