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que nous aurions attendu d’après l’éloge de Grimm que Meister met dans la bouche de Frédéric. « Il en est peu, aurait dit ce prince, qui connaissent les hommes aussi bien, et l’on rencontre rarement quelqu’un qui possède comme lui le talent de vivre avec les grands sans jamais compromettre la franchise ni l’indépendance de leur caractère. » La correspondance de Grimm avec les souverains, et en particulier avec Frédéric, est aussi peu conforme que possible à cette prétendue dignité de maintien. Ses lettres ne sont, au contraire, remarquables par rien tant que par le manque de mesure, de tact, et, il faut le dire, d’esprit. Quel style, le plus souvent, et quelles lourdes plaisanteries ! La princesse de Prusse, nièce du roi, venait d’accoucher d’un fils ; voici l’amphigouri que cet événement inspire à Grimm. « Sire, une ancienne prophétie, conservée dans une des caves de la cathédrale de Magdebourg, dont vous êtes l’archevêque par la grâce de Dieu, disait que l’année où le plus grand des rois jetterait un regard favorable sur le plus mince atome de la communion philosophique, serait l’époque d’un événement qui assurerait la durée d’une monarchie fondée par le génie et par la gloire, et que l’année où ce grand roi daignerait se réunir à la communion philosophique pour l’érection de la statue de son patriarche serait nommée l’année de l’accomplissement. Personne, sire, ne comprit rien à cette prophétie difficile, et je suis le premier qui en ait pénétré le sens caché. L’année dernière Votre Majesté m’accueillit et me combla de ses bontés au palais de Sans-Souci, et la septième semaine après ce bonheur, la princesse de Prusse fut bénie et devint grosse. Cette année, Votre Majesté a daigné s’associer à ceux qui élèvent une statue à Voltaire ; l’atome est devenu cosouscripteur de Marc-Aurèle-Trajan-Julien-Frédéric de Prusse, et immédiatement après la résolution de Votre Majesté, mes vœux sont exaucés et il naît un prince. Tout est clair, tout est rempli ; et puis, qu’on s’obstine à douter de l’infaillibilité des prophéties ! »

Malheureusement pour Grimm, Marc-Aurèle-Trajan-Julien avait trop d’esprit pour goûter des louanges ainsi tournées, et trop peu de générosité pour ne pas se moquer d’un homme qui donnait si inconsidérément prise sur lui. Il le traite de M. de la Grimmalière ; il le raille du titre de colonel russe que lui avait conféré Catherine, des exploits par lesquels il ne peut manquer de se distinguer dans la guerre contre les Turcs. C’est lui qui prendra Constantinople à la tête d’une armée victorieuse, et ce sera Frédéric qui célébrera ces merveilles et placera le nom de Grimm entre ceux d’Alexandre et de César. Plus notre courtisan, du reste, essuie les plaisanteries royales, plus il est satisfait. Il est déjà le souffre-douleur de Catherine, il s’estime trop heureux de devenir le plastron de