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la vaincre en faveur du premier homme du siècle, auquel ma vanité serait si contente de plaire. »

Et de nouveau, quelques semaines après : « Je ne me résoudrai jamais à mander les petits contes, les petites tracasseries, les petites historiettes de Paris, que mes prédécesseurs ramassaient souvent dans les cafés, mais que je ne pourrais y chercher et moins encore écrire, quand il serait question de me sauver la vie. Je sais cependant très bien que le roi aime beaucoup ces bagatelles, et cela me parait très naturel dans un homme qui a besoin de délassement et d’amusement après s’être occupé toute la journée d’affaires d’état. Je sais aussi que j’ai avec lui le tort ou la tache originelle qui ne s’efface pas, d’être Allemand ; si je portais un nom français, j’aurais bien plus beau jeu. »

Grimm s’ouvre, à cette occasion, sur les ambitions littéraires auxquelles son métier de correspondant l’a obligé de renoncer. « J’avoue que j’ai été plus d’une fois tenté d’essayer mes forces, d’oublier les ouvrages des autres pour voir si j’en pourrais faire à mon tour ; je me dis qu’il faut du moins l’avoir essayé pour avoir le droit de ne rien faire ; mais cette correspondance sans cesse renaissante m’en ôte absolument les moyens et le loisir indispensable… J’ai laissé agir ma paresse, j’ai dit que la chimère n’est qu’une chimère, que la calomnie et la persécution sont souvent la récompense de ceux qui écrivent pour le public, et qu’une couronne de laurier ne vaut pas une ligne de Votre Altesse[1]. »

Frédéric finit par demander qu’on cessât de lui servir une souscription qu’aussi bien il n’avait jamais payée. L’amour-propre blessé, le dépit d’avoir rencontré l’échec là où il avait rêvé des satisfactions d’ambition, l’indignation mal contenue contre l’indélicatesse d’un Mécène qui n’acquittait pas même ses dettes, tous ces sentimens se trahissent dans une lettre de Grimm à la landgrave de Hesse. Il insinue qu’il aimerait bien compter le prince Ferdinand, de Brunswick au nombre de ses lecteurs ; il voudrait que quelqu’un se chargeât d’en faire naître l’idée à ce prince, « car, dit-il, une de mes folies est de ne pas vouloir offrir ma marchandise. » Vient alors toute l’histoire de sa déconvenue avec Frédéric. « Ma passion pour lui, raconte-t-il, m’a fait rechercher, avec trop d’indiscrétion, l’honneur de lui envoyer ces feuilles. Ce monarque n’a pas voulu refuser Mme la duchesse de Saxe-Gotha, mais il ne m’a jamais pardonné de lui avoir été donné et de n’être pas de son propre choix. On dit que c’est un tort irréparable à ses yeux, et je l’ai éprouvé. Depuis le premier instant, il m’a toujours cherché noise, et à

  1. Lettres du 26 janvier et du 7 mars 1763. (Données par M. Tourneux dans son tome XVIe.)