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la chronologie y manque ; il y a des confusions, des interversions de faits ; on ne distingue pas toujours ce qui est de l’histoire et ce qui appartient au roman qui sert de cadre à cette histoire ; on se demande si les conversations sont réelles, ou si elles sont destinées, comme les harangues dans l’historiographie classique, à développer une situation ; enfin, tandis que les lettres dont Mme d’Epinay avait conservé les autographes sont fidèlement transcrites, elle a été obligée de reconstituer les siennes de mémoire et, naturellement, par à-peu-près. On ne peut donc faire usage de ces récits qu’avec de certaines précautions, et le biographe est souvent embarrassé entre la narration injurieuse et enfiellée de Rousseau, et l’apologie trop peu précise que lui a opposée une femme calomniée. Mais, ceci dit, quel livre unique que ces Mémoires ! Quelle grâce facile dans les récits ! Que les portraits sont vivans et piquans ! Que tout ce coin de la société, tout ce monde de fermiers généraux et d’hommes de lettres, toute cette vie partagée entre le souper et le théâtre, le roman et la philosophie, que ce mélange de petites et de grandes passions, de bienséances et de désordres, de frivolités et d’audaces, que tout ce tableau est attachant ! Si à ces volumes on joint quelques-unes des lettres que les auteurs de la Jeunesse de Mme d’Épinay ont été assez heureux pour retrouver, on est conduit, ce me semble, à placer l’écrivain plus haut qu’on ne fait d’ordinaire parmi les femmes auteurs dont s’honore notre langue. Elle a le charme étrange, indéfinissable de l’époque de décadence où elle vivait.

La vie, chez Grimm aussi, se coupe en deux périodes distinctes, et de l’une à l’autre il se ressemble si peu qu’on a peine à saisir le trait de physionomie persistant. Nous n’avons, d’ailleurs, pour savoir ce qu’il était vers trente-cinq ans, que des témoignages également prévenus, bien qu’en sens opposé. Figure dégingandée, dit l’un ; contenance négligée et nonchalante, selon l’autre. Il paraît bien, en effet, que la hanche et l’épaule étaient un peu de travers, toutefois « sans mauvaise grâce. » Le nez fort et légèrement tourné de côté, mais le nez d’un homme d’esprit. Les Confessions parlent de gros yeux troubles, ce qu’il faut entendre probablement de cette incertitude du regard qui vient de la timidité ou de trop de pensées de derrière la tête. Grimm avait quelque chose de solitaire et de renfermé, n’éprouvait point le besoin de se mettre en avant, fuyait les discussions ; la facilité d’élocution et la correction lui manquaient, mais il s’exprimait avec force. Aussi aimable, du reste, et même gai dans l’intimité, qu’embarrassé et réservé avec les inconnus. Inspirant plus de confiance qu’il n’en témoignait, parce qu’il se suffisait à lui-même ; plus fait pour maîtriser que pour