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d’aller droit au but ; » selon l’expression de Rousseau, plus vraie que franche, c’est-à-dire le besoin instinctif d’ouverture et, dans la pratique, des subterfuges pour dissimuler les fautes ou pour se tirer d’embarras. Au total, et pour expliquer du même coup les défauts qui la perdent et les passions qu’elle fait naître, Mme d’Épinay est aussi inconséquente que séduisante. De là toutes les fautes, toutes les agitations, toutes les douleurs de cette période de sa vie. A trente ans, elle a dans le monde une détestable réputation ; on l’accuse de fausseté, d’intrigue, de bel esprit ; on se trompe : il y a sous ces apparences une excellente nature, autant de cœur que d’intelligence.

La seconde moitié de la vie de Mme d’Épinay lui servit à réparer autant qu’il était possible les erreurs de la première. Il est des caractères dont le temps arrête et exagère les traits, tandis que d’autres mûrissent à l’ardeur du jour et ne prennent leur valeur qu’au prix de douloureuses leçons. Une fois l’âge des passions traversé, une fois le cœur fixé, placée d’ailleurs sous une direction aussi prudente que ferme, Mme d’Épinay ne laissa plus voir que les meilleures qualités de son âme, la constance dans les épreuves que lui réservaient encore l’inconduite de son mari et la perte de sa fortune, l’attachement à ses devoirs maternels, le courage contre les attaques de la maladie et les menaces de la mort. Elle parvint à se concilier la considération. La femme inconséquente et décriée d’autrefois était, selon le dessein qu’elle en avait formé, devenue femme de mérite[1].

Les Mémoires de Mme d’Épinay sont l’un des livres les plus agréables du XVIIIe siècle, aussi curieux comme document de l’histoire morale de cette époque que captivant comme récit biographique. Non pas, toutefois, qu’ils méritent à cet égard une confiance sans réserve. Écrits de souvenir, et bien des années après l’événement,

  1. Quant aux portraits peints de Mme d’Épinay, il y en a en plusieurs. Diderot parle d’un profil au crayon et d’une toile peinte pour Grimm en 1760, alors que son amie avait trente-quatre ans George Sand parle de deux portraits, restés dans la famille Dupin et provenant par conséquent de Francueil. Il y a enfin le beau pastel de Liotard, que possède le musée de Genève, et dont M. Escot a fait une copie pour le château de Versailles. La date en est fixée par une lettre de Voltaire à Linant, dans laquelle il est question de « la philosophe qui met son doigt sous son menton et qui a un petit air penché que lui a fait Liotard. » La lettre étant de février 1760, il faut en conclure que ce pastel avait été fait l’année précédente, pendant le séjour de Mme d’Épinay à Genève et, selon toute apparence, pour Tronchin, son médecin et son ami. Il a, en effet, été donné au musée de Genève par un membre de la famille Tronchin. Mme d’Épinay, qui n’avait que trente-trois ans lorsque Liotard fit son portrait, y parait beaucoup plus âgée, mais il faut se rappeler qu’elle sortait d’une longue maladie.