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déclarait qu’il avait été « entraîné à l’Ermitage » et qu’il n’avait jamais en un moment de paix depuis qu’il y était entré. La lettre se terminait par quelques mots où se trahissait le conflit entre sa dignité offensée et le souci de son bien-être : sa fierté lui disait qu’il devait renoncer à l’hospitalité dont il avait joui, mais il lui en coûtait, au fond, et il espérait bien qu’on le retiendrait. On ne le retint pas ; Grimm était là pour empêcher son amie de faiblir, et Rousseau quitta sa retraite des bois en emportant dans son cœur la haine qu’il assouvit plus tard dans les Confessions.

Ce n’est pas sans peine que Grimm réussit à affranchir Mme d’Épinay de tous ces amoureux rivaux et persécuteurs. Je mets Rousseau du nombre, bien que les Confessions nient qu’il eût jamais ressenti autre chose que de l’amitié pour sa bienfaitrice, et que les Mémoires de celle-ci ne nous donnent aucun indice à cet égard. Grimm, lui, est positif : « Il en fut très amoureux, dit-il, comme il n’a jamais manqué de l’être de toutes les femmes qui avaient bien voulu l’admettre dans leur société. » Ce qu’il fallut à Grimm de fermeté et de patience pour venir à bout de la tâche qu’il avait entreprise, les Mémoires ne le dissimulent pas, non plus que la faiblesse de celle qu’il avait résolu d’affranchir. Les femmes, plus tendres que les hommes, ont moins qu’eux le sentiment de la dignité offensée ; la pitié, quand ce n’est pas la passion, les rend trop souvent indifférentes à des entreprises qui compromettent leur réputation. Que de fois Grimm n’eut-il pas à répéter à son amie qu’il est des égards mal entendus, qu’on ne se manque jamais à soi-même impunément, que, lorsqu’on est outragé, il faut laisser voir qu’on le ressent ! Naturellement hautain, il avait à contenir l’indignation que lui faisaient parfois éprouver les inconséquences d’une personne qui, voulant tout concilier, tergiversait et dissimulait. Sa fermeté, on le voit bien, dégénérait quelquefois en dureté. Il n’en arriva que plus sûrement à ses fins. Francueil ne se remontra plus que calmé, Duclos et Rousseau ne reparurent pas, et le ménage put jouir en paix de son bonheur. Je dis ménage avec intention, car la liaison de Grimm et de Mme d’Épinay fut, dans un siècle qui en comptait beaucoup et les tolérait sans effort, l’un des exemples les plus complets de cette espèce de mariage d’élection qui se superposait au mariage légal. M. d’Épinay paraissait bien de loin en loin, plus embarrassé qu’étonné de trouver sa place prise. Nous voyons très vite, s’il faut s’en rapporter à un indice échappé aux Mémoires, les deux amans occupant le même appartement, et, dans la correspondance qui s’établissait entre eux pendant les absences, nous rencontrons, sous l’une et l’autre plume, le tu caractéristique alternant avec le vous des relations sociales.