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de le rendre ridicule. Il fait de lui un petit-maitre parce qu’il l’a vu se brosser les ongles « avec une petite vergette faite exprès. » L’usage de cet instrument de toilette fut pour Rousseau toute une révélation sur le caractère de son ami. Il en conclut que Grimm, comme il l’avait entendu dire, pouvait bien mettre du blanc ; et là-dessus de s’écrier : « Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même un cœur sensible peuvent-ils le laisser s’occuper sans cesse de tant de petits soins pour sa petite personne ? Eh ! mon Dieu ! celui qui se sent embrasé de ce feu céleste cherche à l’exhaler et veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son cœur sur son visage ; il n’imaginera jamais d’autre fard. » Les élans du cœur sensible et l’embrasement causé par le feu céleste à propos d’une brosse à ongles ! Il faut avoir lu Rousseau pour savoir ce qu’un talent d’écrivain de premier ordre peut comporter de balourdise.

J’ajoute, puisque l’occasion s’en offre, que Grimm ne « remplissait point de blanc les creux de sa peau, » comme Rousseau se plaît à l’imaginer. D’autres ont parlé de rouge. « Concevez-vous, écrit Suard à ce sujet, en 1812, qu’on soit devenu en si peu de temps si ignorant sur l’histoire du dernier siècle ? » Le surnom de Tyran le Blanc, que Gauffecourt avait donné à Grimm, était une allusion au héros d’un roman de chevalerie, et la plaisanterie portait sur le caractère de l’homme et non sur ses secrets de toilette. Les lettres de Mme d’Épinay prouvent qu’on l’appelait fort bien le tyran tout court.

Ce n’est pas ici le lieu de raconter les tracasseries et les brouilleries qui troublèrent la paix de Mme d’Épinay à partir du jour où elle commit l’imprudence de loger Rousseau à l’Ermitage. On se raccommoda une première fois, après les soupçons que le solitaire avait conçus contre sa bienfaitrice au sujet de ses propres amours avec Mme d’Houdetot et de la connaissance que Saint-Lambert en avait eue. Il y eut également un replâtrage entre Grimm, à son retour de l’armée de Westphalie, et Rousseau, qui ne lui pardonnait pas ses succès auprès de l’hôtesse de la Chevrette et qui se voyait d’ailleurs traité par lui avec une froideur calculée. La rupture irréparable, définitive, fut amenée par le départ de Mme d’Épinay pour Genève, dans l’automne de 1757. Les amis de Rousseau avaient jugé naturel et comme indiqué qu’il accompagnât la malade dans un voyage qui lui aurait permis à lui-même de revoir sa ville natale. Diderot, avec la générosité emportée de son caractère, insista maladroitement ; impatient de tout devoir, Rousseau se révolta, parla de tyrannie et d’intrigue, fit des scènes, écrivit à Grimm une « horrible apologie, » comme l’appelait ce dernier, où il