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affectant la rudesse et croyait avancer ses intérêts en dénigrant et calomniant ses rivaux. Il fallut ensuite se défaire de Francueil, le premier amant, à qui Mme d’Épinay avait signifié son congé, mais qui se reprenait à aimer encore, qui se piquait à l’idée qu’on pût lui donner un successeur, qui faisait des scènes, versait des larmes, et pour lequel, comme il arrive souvent, plaidait un reste de tendresse dans le cœur qu’il s’était aliéné. En vain Mme d’Épinay l’exhortait-elle à passer paisiblement des droits de l’amour aux termes d’une simple et bonne amitié, Francueil s’indignait de la position qu’on prétendait lui faire ; il voulait tout ou rien, et ne revint à la raison qu’en arrivant à l’indifférence, dans l’éloignement d’un séjour prolongé à Chenonceaux.

Ce fut une bien autre affaire encore avec Rousseau, et nous touchons ici à une histoire qui n’a pas seulement troublé un moment la vie de Mme d’Épinay, mais qui, transformant en détestation les sentimens que Jean-Jacques avait éprouvés pour deux de ses meilleurs amis, a valu à Grimm et à sa maîtresse la place d’honneur dans cette galerie de noirceurs et d’extravagances dont se compose la seconde moitié des Confessions. Je ne sais rien de plus révoltant que cette partie du livre. L’égoïsme le plus cynique, l’ingratitude la plus odieuse, la malignité la plus savante s’y allient à des effusions de sensibilité et à des prétentions de vertu. Tout est bas chez cet homme, qui croit excuser des vices dégoûtans en en faisant la confidence au public, se débarrasser du fardeau de la reconnaissance en flétrissant ceux qui l’ont comblé des plus touchantes attentions, et dont la société favorite est la servante à qui il fait des enfans pour les envoyer au fur et à mesure aux Enfans-Trouvés. C’est en vain qu’on se dit que cet homme est fou, d’une folie croissante et caractérisée, c’est en vain qu’on cherche à prendre la méchanceté, la ruse, les soupçons comme autant de symptômes pathologiques, on sent que l’âme de l’auteur a toujours été vile, et l’on éprouve une sorte de satisfaction à reconnaître qu’avec tout son talent l’écrivain n’est pas parvenu à déguiser entièrement sa vulgarité native. De l’éloquence, jamais de vraie noblesse ; le génie, si l’on peut s’exprimer ainsi, dépouillé de la beauté du génie.

Il est superflu de chercher des renseignemens sérieux sur qui que ce soit dans les six derniers livres des Confessions. Le ressentiment y trahit sa propre cause par l’extravagance des exagérations. Grimm et Tronchin sont « des tigres dont la rage s’accroît en s’assouvissant ; » le premier » ourdi contre Rousseau un complot qu’il suit depuis dix ans, dans lequel Diderot et d’Holbach lui servent d’instrumens, et dont le monde entier est devenu complice. Rousseau ne cherche pas seulement à rendre Grimm odieux, il s’efforce