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ennemie, du lieu où elle se trouvait, des vaisseaux qui la composaient, de la force et de la qualité des équipages. Si le rapport de Gil d’Andrada venait tout remettre en question ! Le 14 septembre, Gil d’Andrada revient de sa reconnaissance : il n’a pas rencontré l’armée ottomane. Gil d’Andrada est cependant porteur d’une lettre chiffrée de Paolo Orsino, seigneur de la Mentana et gouverneur de Corfou. Le gouverneur raconte les ravages exercés par les Turcs dans son île. Un renégat a été fait prisonnier dans une des sorties de la garnison. Ce renégat déclare que les Ottomans possèdent 150 galères bien armées et prêtes à combattre. Le reste, portant le total de la flotte à 300 voiles, se compose de galères d’un ordre inférieur ; la majeure partie se trouve être « galères du Levant et petites, » en d’autres termes des galiotes. Il y a peu de soldats ; le général se propose de les emprunter à l’armée de terre, si besoin est. Telles sont les informations auxquelles don Juan fait allusion, lorsque, le 16 septembre, il écrit à Toledo : « Le commandant Gil d’Andrada, qui était allé prendre langue au sujet de la flotte du Turc, est de retour. D’après ce qu’il rapporte, la dite flotte, bien que supérieure en nombre à la flotte de la ligue, ne l’est pas, quant à la qualité des vaisseaux et des équipages. Mettant notre confiance en Dieu, dont nous soutenons la cause et qui doit nous assister, nous avons pris la résolution d’aller chercher l’ennemi. J’emmène 208 galères, 6 galéasses, 24 nefs et 26,000 fantassins. — Don Juan évidemment ne compte pas les volontaires. — J’espère que le Seigneur, si nous rencontrons l’ennemi, nous donnera la victoire. »

Souhaitons que cet espoir ne soit pas trompé, car la pensée ose à peine mesurer les conséquences d’une défaite : tout le littoral de la Méditerranée se trouverait à l’instant découvert, et les populations n’auraient plus qu’à le déserter. Quelle responsabilité se prépare à encourir ce jeune capitaine qui voit les vétérans des grandes guerres de Flandre et d’Italie désapprouver hautement son audace, le suivre à regret dans l’aventure qu’il affronte, mornes et résignés pour le moment, mais tout prêts à lui crier, quand il ramènera dans les ports de la Péninsule atterrés les débris de sa flotte : « Nous vous l’avions prédit ! » Les historiens peuvent parler légèrement de ces préoccupations : quiconque les a rencontrées sur le chemin d’une carrière active les appréciera mieux à leur juste valeur.


V

Le sort du monde a dépendu trois fois de l’issue d’une immense mêlée navale : il pourrait, à la direction que prennent nos