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Don Juan, « qui croyait le conseil » ne manqua pas de tenir grand compte de la recommandation qui lui était faite par ce rude guerrier vieilli dans les camps et dans la politique. Avant d’assembler les chefs de l’armée, « il parla à part, dit Brantôme, à M. de Romegas, qu’il estimait beaucoup. Aussi avait-il raison, car c’était le meilleur homme de mer qui fût là, sans faire tort aux autres, et qui avait plus fait la guerre aux Turcs. Lui ayant donc demandé ce qu’il lui en semblait : « Ce qu’il m’en semble, monsieur ? dit M. de Romegas. Je dis que si l’empereur votre père se fût vu, une fois en sa vie, une telle armée de mer comme cette-cy, il n’eût jamais cessé qu’il ne fût été empereur de Constantinople, et le fût été sans difficulté. — Cela s’appelle, dit don Juan, qu’il faut donc combattre, monsieur de Romegas ? — Oui, monsieur. — Combattons donc[1]. » Il en demanda également l’avis au seigneur Marc-Antoine Colonna, qui était lieutenant de la ligue. Colonna répondit seulement : « Etiamsi oportet me mori, non te negabo : Dussé-je mourir, je ne te renierai pas. » Jean-André Doria ne demanda pas mieux, car il a toujours été courageux, et dit qu’il fallait combattre. Les généraux des Vénitiens, les seigneurs Viniero et Justinian Barbarico, le voulurent aussi et de bon cœur. Le seigneur grand commandeur (don Luis de Zuñiga y Requesens), depuis lieutenant du roi en Flandre, le voulut aussi, mais, à ce que j’ai ouï dire à aucuns, il voulut peser trop toutes choses, à la mode espagnole, et le marquis de Santa-Cruz de même. Tant y a que j’ai ouï raconter que plusieurs voulaient bataille, les autres non, et que si don Juan ne fût été brave et vaillant, l’on n’eût jamais combattu, car c’était lui qui augmentait le courage de tous. »

De Thou ne rend pas aussi franchement justice à la courageuse initiative du généralissime. « Veniero, dit-il, pressait le départ et exhortait les généraux à aller chercher la flotte ottomane ; Jean d’Autriche tirait en longueur, à peu près comme avait fait Doria l’année précédente. » Le reproche n’est pas fondé. De Thou méconnaît ou se fait un jeu d’oublier le plus sérieux embarras de don Juan : son frère Philippe II ne lui a pas livré les forces navales de l’Espagne sans prendre quelques précautions contre l’inexpérience qui les pourrait engager à la légère. Don Juan est entouré de nombreux conseillers, et ces conseillers s’exagéreraient volontiers leurs droits et leurs devoirs : le succès même ne débarrassera pas entièrement le prince victorieux de cette gênante tutelle. Ses rapports avec

  1. Mathurin d’Aux Lescout de Romegas était lieutenant-général du magistère de Malte. Il existe aux archives nationales une lettre manuscrite de Romegas commençant ainsi : « L’armée turquesque partit de Constantinople le 7 d’avril 1571… » Brantôme parait s’en être inspiré pour son récit de la bataille de Lépante.