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notez que deux célibataires évoluent, Désaubiers et Lahirel, contemporains moralement de ces deux maris, donc, eux aussi, en état de crise : l’un essaie de s’établir dans une liaison sérieuse avec Mme de Sauves, et l’autre, après avoir bien louvoyé, séduit par une sœur de Mme Fondreton, abordera au mariage. La Crise, tel serait proprement le titre de la pièce : pourquoi M. Feuillet l’avait-il pris ? L’état que celui-ci avait diagnostiqué subtilement chez la femme, M. Pailleron, avec une amusante variété de cas, en a montré l’analogue chez L’homme.

C’est de s’amuser, en effet, qu’il s’agit : en peut-ou douter, lorsqu’a été prononcé le nom de M. Pailleron ? Comme un maître de maison qui serait riche, bien portant, heureux en ses entreprises, spirituel et familier, qui recevrait copieusement, joyeusement, et même avec une affectation de rondeur ; qui aurait, pour allure de pensée habituelle, la plaisanterie ; qui serait accoutumé à se divertir en divertissant ses convives, et qui pourtant craindrait toujours de paraître s’ennuyer une minute et de laisser une minute s’ennuyer les autres, M. Pailleron se met en frais pour s’égayer et pour égayer le public. L’aisance, l’agilité, la verve du discours et du dialogue, dans cet ouvrage, sont merveilleuses ; surtout dans les rôles de Labirel et de Foudreton, dans celui du cocquebin aussi bien que du viveur, est imitée parfaitement la causerie de Parisiens qui s’entretiennent avec abandon et qui pourtant veulent briller l’un devant l’autre. C’est un laisser-aller, un entrain en même temps, qui ravissent l’auditeur ; c’est un flot, une cascatelle de plaisanteries qui passent, chatoient, disparaissent éclipsées par d’autres. Si quelques-unes sont trop faciles et presque vulgaires, elles ne font, dans celle multitude, que donner à l’ensemble un air plus naturel, un aspect d’improvisation à la bonne franquette, Combien d’autres, sans plus d’apprêt, sont vraiment malicieuses et fines, éclairent à la course un coin de caractère, un détail de mœurs contemporaines ! Mais la plupart, du moins, sont de qualité bonnement ordinaire, — si c’est une qualité ordinaire que d’être inspiré par la belle humeur.

Puisque la consigne est de rire, un mari qui se dérange est plus avantageux qu’un mari qui se range : il y a plus de joie au théâtre pour un Fondreton qui pèche, ou qui fait mine de pécher, que pour un Sauves qui se repent. C’est dire que de ces deux histoires de ménage, dont les courans s’accompagnent par toute la pièce et restent pourtant distincts, l’une, la divertissante, est contée avec plus de complaisance, écoulée avec plus de plaisir que l’autre, la sentimentale, et même qu’elle lui fait tort. Il y a de bien jolies et délicates nuances dans ce roman scénique de M. et Mme de Sauves : les causes de leur séparation, leurs sentimens réciproques lorsqu’ils sont séparés ; le dépit, la méfiance, la fierté, la froideur voulue de la jeune femme,