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reconnaissant y ont laissé les traces de leur passage. Quant à la Tour de Londres, édifiée sur l’emplacement d’un camp romain et d’une forteresse saxonne, consacrée en sa forme actuelle par Guillaume le Conquérant, elle résume depuis neuf siècles l’histoire nationale. Que comparer à ce monument où toutes les traditions restent vivantes ? Le Kremlin de Moscou, le palais des doges à Venise, le Louvre, les Tuileries, l’Escurial et Sans-Souci sont de date comparativement récente.

Il n’est pas sans inconvénient toutefois de s’éprendre d’un tel amour pour des murailles, si vénérables qu’elles soient par l’âge ou par les souvenirs. Qu’il s’agisse d’un homme ou d’un édifice, tout biographe est prompt à l’enthousiasme ; il prépare pour son héros une trop large place au soleil de l’histoire. Hepworth Dixon a souvent l’air d’écrire une tragédie pour un décor fabriqué d’avance ; d’accommoder les hommes aux choses ; d’imposer aux personnages les aventures qu’exige la trame préconçue de son récit : c’est une méthode familière aux auteurs de romans historiques. S’ils ne nous apprennent pas l’exacte chronologie des faits, ils ont du moins le mérite de nous rendre quelquefois la vraie couleur de l’époque.

Présenter les événemens sous une couleur dramatique et peindre les hommes par les traits saillans de leur caractère, tel a été le but constant de l’écrivain dont on vient d’analyser les principaux ouvrages historiques, il ne cherche pas à être toujours exact et complet, et il ne lui déplaît guère d’aller contre les opinions reçues. Il raconte, dans son livre sur la terre-sainte, qu’il rencontra quelque part un fermier de l’Ukraine qui, s’étant mis en tête de faire une prière près de la Fontaine de la Vierge et sur le tombeau du Sauveur, partit un jour de chez lui à cheval et avec quelques kopecks dans sa poche. Arrivé à Odessa, il vendit sa monture pour payer son passage jusqu’à Beyrouth. Du Liban à Nazareth, de Nazareth à Jérusalem, il alla à pied, tantôt seul, tantôt avec des caravanes, couchant tantôt dans un couvent, tantôt au pied d’un olivier, toujours gai et toujours affamé, vivant d’aumônes et de fruits qu’il cueillait sur la route. Cet homme, insouciant des précautions vulgaires et dédaigneux de la science qu’enseignent les Guides, c’est bien l’image de notre auteur qui voyage de même à travers l’espace et à travers le temps, ayant assurément plus de souci du bien-être matériel, mais autant de dédain pour les notions acquises ou pour les jugemens tout faits. Dixon est mort en 1879. Les œuvres nombreuses qui sont sorties de sa plume portent un cachet d’originalité que d’autres moins féconds n’ont pas su trouver.


H. BLERZY.