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de telles hauteurs qu’on se demande comment l’on pourra s’y maintenir et qu’on appréhende le moment où le simple récit de l’évangéliste va succéder à la symphonie. Mais Bach fera ce tour de force de donner à la froide narration dont il doit respecter le texte un puissant intérêt musical. Il faut l’entendre en allemand pour comprendre ce que peut la seule force expressive de la musique. Les effusions de la Cène, l’angoisse du jardin des Oliviers, l’horreur du baiser de Judas, tout est rendu par le seul trait mélodique. Dans la question, réputée moderne, de l’accord de la musique et des paroles, le cantor de saint Thomas avait donc depuis longtemps dit son mot, et tel qu’on pouvait l’attendre de son esprit large et profond ; il s’attache au sens général du texte et en souligne soigneusement les effets, mais sans jamais s’astreindre à un mot-à-mot puéril. La déclamation lyrique, dont on a fait honneur à Gluck, et qu’on prétend retrouver dans le drame musical de Richard Wagner, avait été ainsi portée, il y a cent cinquante ans, par Sébastien Bach, à sa plus haute puissance.

La scène au jardin des Oliviers est menée comme un acte de drame. Jésus, l’âme triste jusqu’à la mort, — (quelle modulation poignante sur cette simple phrase ! ) — Jésus se retire pour prier avec deux de ses disciples. Cependant, le chœur mystique des fidèles cherche à soutenir son courage. « Je veux veiller pour toi, » chante le ténor dans un mouvement d’ineffable tendresse. La bosse se prosterne avec le Christ au pied de son Père, et le chœur gourmande les apôtres endormis. Les Juifs approchent et s’emparent de leur victime. Sur une marche lugubre de l’orchestre, deux voix de femmes qui se répondent font entendre une plainte déchirante ; les fidèles s’indignent. Ils crient aux soldats d’arrêter, puis, réunis aux disciples, ils demandent à la terre d’engloutir ces misérables. Un grand trait des basses, repris pur l’orchestre et par les voix, roule à travers le chœur comme un tonnerre, scandé par de formidables accords en batteries ; l’orgue éclate à son tour ; il semble que le sol va s’entr’ouvrir… Soudain tout se tait, les disciples ont fui, et au milieu de cette solitude, le choral de Claude Goudimel : « Homme, pleure sur ton péché, » rappelle l’assistance au sentiment du repentir et de la foi.

Dans la seconde partie la scène change. Le Christ est abandonné de tous ; les deux chœurs n’en formeront qu’un désormais ; et cette foule hurlante va demander sa mort à grands cris. La piété des fidèles n’aura plus pour interprètes que des voix isolées, mais l’expression de la douleur n’en sera que plus pénétrante. Elle croît à chaque pas, et l’émotion semble gagner l’évangéliste lui-même. Dans sa bouche, le récit de la faute et du remords de Pierre est