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principaux qui ont chacun leur orchestre ; un troisième chœur, accompagné par l’orgue, est chargé du choral. Cette distribution systématique n’empêche pas cependant le maître, dès qu’il veut frapper un grand coup, de réunir en une seule masse les trois chœurs, les deux orchestres et l’orgue. Les nuances caractéristiques du coloris musical accusent d’ailleurs suffisamment les contrastes. Aussi longtemps qu’il suit le texte sacré. J.-S. Bach se renferme dans la déclamation mesurée, avec un simple accompagnement d’orgue pour la narration du récitant, avec de sobres dessins d’instrumens à cordes chaque fois que le Christ prend la parole. Les apostrophes des apôtres et des juifs, empruntées à l’évangile, sont brèves et heurtées, sans la moindre digression musicale ; mais, soit qu’il n’a plus affaire qu’à son librettiste, le compositeur déploie toutes ses richesses. Les chœurs de fidèles se développent en style figuré, les airs sont traités comme ceux des cantates. Dans les admirables récitatifs qui leur servent d’introduction, le génie de Bach donne sa pleine mesure. Rompant avec la coupe traditionnelle, libre de toute entrave, il s’abandonne aux élans de l’inspiration, pendant que le dessin obstiné des accompagnemens d’orchestre maintient, jusque dans le désordre lyrique des modulations et de la mélodie, l’unité de lignes et la cohésion de l’ensemble, Mais ces brusques élans vers le monde idéal n’ont que la durée d’un instant ; bientôt les instruirions se taisent et le douloureux récit reprend, accompagné par l’orgue seul. Par momens, le chœur des fidèles se mêle à l’action pour appeler sur la tête des Juifs les vengeances célestes ou proposer au Christ de veiller à sa place au mont des Oliviers. Le choral lui-même prendra sa part du drame : quand les disciples, interrogeant leur maître, demanderont l’un après l’autre lequel d’entre eux doit le trahir, l’église va se frapper la poitrine et s’écrier : « C’est moi qui devrais expier sur la croix, car c’est pour moi qu’il va mourir ! » Encore un de ces traits de génie familiers à Bach dans l’emploi du choral.

Ce vaste dessein d’un mystère où l’ode, le drame et l’épopée se donnent la main, est d’une telle audace que le compositeur a senti le besoin d’y préparer son auditoire par un prologue vocal et instrumental contenant la synthèse de l’œuvre. C’est une marche au Calvaire dont les harmonies douloureuses se déroulent sur une progression haletante, comme pour gravir les pentes du Golgotha. Les deux chœurs s’interpellent ; les filles de Sion invitent les fidèles à contempler ce spectacle inouï d’un Dieu marchant au supplice. Au milieu de leurs interjections de stupeur et de désespoir, le troisième chœur, qui semble planer sur la scène, entonne le choral : « Agneau de Dieu immolé sur la croix ! » Un pareil début transporte l’âme à