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recouvre subitement la vue, mais quelques heures après, il est frappé d’apoplexie et meurt au bout de dix jours entre les bras de sa femme, de ses filles, de son plus jeune fils, de son gendre Altnikol et de Müttel son élève.

Auprès de cet homme simple et modeste, non-seulement ses illustres contemporains liasse et Haendel, mais Mendelssohn lui-même, type achevé de correction parfaite et de tenue exemplaire, pourraient passer pour des héros de roman. Mendelssohn a respiré l’air de l’Italie et de la France : les chefs-d’œuvre de l’art ancien et moderne ont reçu son hommage ; Bach est resté dans son pays à composer de la musique. Avec lui, la chronique en est réduite à vivre sur quelques anecdotes plus ou moins authentiques : le défi présomptueux et la fuite de l’organiste français Marchand, le voyage à Potsdam, les variations improvisées sur un thème choisi par le grand Frédéric, etc. Les rares lettres que l’on a de lui donneraient de son caractère une idée médiocre si son désintéressement n’était attesté par ses contemporains. Il ne faudrait donc pas prendre trop au sérieux la naïve épître à Erdmann où il gémit de ce que le casuel des enterremens se ressent de l’excessive salubrité du climat de Leipzig : Bach est sujet à ces boutades. Il paraît bien que la douceur n’était pas sa vertu dominante, et dans ses démêlés continuels avec les consistoires, tous les torts ne sont pas du côté de l’église ; mais ni Haendel, m Beethoven, ni Berlioz n’ont brillé par l’égalité d’humeur : Omnibus hoc vitium est cantoribus, et le cantor de Saint-Thomas ne fait pas exception à la règle. Son entourage l’aimait profondément malgré tout, et ses ennemis mêmes rendaient justice à son intégrité. Bien des traits sur lesquels j’aimerais à insister feraient ressortir sa bonhomie, son respect de l’art, sa piété profonde, ses vertus domestiques ; ils ne nous apprendraient rien de son génie. Quand donc j’aurai rappelé qu’indépendamment de son merveilleux talent d’exécution Bach possédait à fond la facture de l’orgue et celle des instrumens, qu’il savait graver sur cuivre et qu’il a construit l’horloge à musique du château de Coethen, quand j’aurai ajouté qu’il eut de ses deux femmes vingt enfans dont deux surtout, Wilhelm-Friedmann et Philippe-Emmanuel, furent des musiciens dignes de leur père, j’aurai fait à l’homme privé toute la part que comporte cette rapide esquisse musicale.

Sa mort passa inaperçue comme celle du bonhomme Corneille. Les gazettes de Leipzig n’enregistrèrent même pas l’événement ; le recteur Ernesti négligea d’en faire mention dans son compte-rendu annuel des travaux de l’école : et le conseil de Saint-Thomas se vengea de l’indépendance de caractère du vieux cantor en refusant à sa veuve