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la mère qui me les a donnés. » — Une autre fois : « Mon frère est arrivé ici le 15 ; c’est un beau garçon de cinq pieds six pouces qui a fait toute la guerre, comme grenadier, à l’armée de Sambre-et-Meuse… Je l’ai fait faire sous-lieutenant dans la 110e demi-brigade de ligne.

« Il m’en reste un, que le général Favereau m’avait promis de placer dans l’artillerie de la marine, et, depuis deux ans, il ne m’a plus répondu. Il est trop âgé maintenant, puisqu’il a vingt ans, pour être reçu, quoiqu’il ait Joseph Bonaparte pour protecteur. Je suis bien embarrassé de le placer, et cependant, c’est un joli sujet. Il a fait de bonnes études et est auteur d’une tragédie qui n’est pas sans mérite… Il est décidé à s’engager dans une demi-brigade. »

N’est-ce pas touchant l’amour du métier poussé jusqu’à ce point, et comme il y aurait là, pour un philosophe, un curieux cas de sélection intellectuelle à déterminer ! Par quelle mystérieuse élaboration de puissantes natures comme Sigisbert Hugo, comme le général Alexandre Dumas, cet autre colosse, qui, nouvel Horatius Coclès, un jour, au pont de Brixen, arrêtait à lui seul toute une compagnie de uhlans ; par quel singulier travail d’affinement, ces rudes soldats de la révolution et du premier empire ont-ils fait souche de poètes et de lettrés, au lieu d’enfanter de francs-lurons à leur image ? Explique qui voudra, par des raisons purement physiologiques, ce curieux phénomène. Pour moi, j’y vois simplement ceci : c’est que la guerre n’est pas seulement la source et l’aliment des plus hautes vertus, la condition même du patriotisme et de l’honneur, mais encore et surtout qu’elle a je ne sais quelle secrète et fécondante influence sur le génie même des nations. Et j’en conclus qu’au lieu de la représenter comme un mal nécessaire, il faut l’aimer comme le plus puissant agent de développement intellectuel et de civilisation qui soit.

Mais retournons à nos deux amis. Voici venir à présent, comme autant d’évocations, les souvenirs d’antan, les périls partagés, les balles affrontées en commun, sur le Rhin, en Vendée : « Il a osé dire que je n’avais pas fait la guerre[1], qu’on ne m’avait vu nulle part ! Le brigand m’a jugé par lui-même. Le général Moreau m’a pourtant vu à ses côtés à quatre batailles dans huit jours ; c’est sur le champ même de ces victoires qu’il m’a promu au grade que j’occupe. Je devais celui d’adjudant-major à l’amitié de Muscar, Muscar réputé parmi les braves. Quand six balles lui passèrent au travers des flancs, n’étais-je pas à ses côtés, ne fus-je pas un de ses vengeurs ? Quand la ligne enfoncée, à Vihiers, se retirait, n’étais-je

  1. Il s’agit ici d’un certain Guestard qui avait accusé Hugo d’intriguer pour lui faire perdre sa pince.