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cour, Florence l’avait donnée elle-même à tous ses citoyens. Le Florentin ne se laisse point opprimer par l’histoire tumultueuse de sa république. Il cherche toujours, entre les partis extrêmes, quelque point de conciliation. Il veut bien être guelfe, mais à la condition que le pape ne touchera point aux libertés florentines. Il étudie sérieusement les causes de la prospérité ou du malaise de la cité. Avec Dante et Machiavel, il juge les défauts de son génie, la légèreté, la jalousie, la calomnie, l’hérédité de la vengeance ; avec les Villani, Guichardin et Varchi, il recherche et mesure toutes les sources de la fortune de Florence, il passe sans effort de la statistique à l’économie politique ; il aime sa ville ; exilé, il la pleure, même en la maudissant, et, jusqu’au dernier jour de l’indépendance nationale, il la glorifie comme le chef-d’œuvre de l’histoire. Dans une telle cité, le régime politique repose sur l’opinion et chancelle au moindre frémissement du sentiment public. Florence n’a jamais été plus véritablement elle-même qu’aux jours où le crédit seul de Cosme l’Ancien gouvernait les affaires ; la seule tyrannie qu’elle accepta avec sérénité fut, après la conspiration des Pazzî, celle de Laurent le Magnifique. C’est à ces années de la vie florentine que s’applique le mieux la dénomination donnée par Burckhardt à la première partie de son livre : l’État considéré comme œuvre d’art. Vers ce poète et ce sage gravite harmonieusement une civilisation où tout un peuple épris de liberté et de beauté a mis son âme.


III

La renaissance a renouvelé la condition sociale de l’Italien. À l’état moderne répond désormais l’homme moderne, citoyen ou sujet. Affranchi des anciennes communautés politiques, il ne compte plus que sur soi et l’exemple de ses tyrans et de ses condottières l’engage à y compter sans réserve. Il se sent plus isolé qu’autrefois ; l’isolement même fortifie son caractère. Le traité du Gouvernement de la famille d’Alberti énumère les devoirs que l’incertitude de la vie publique impose au particulier. Mais cette incertitude ne le trouble guère. Il fait face à la tyrannie résolument. Il frappe ses princes avec joie, même à l’église, même étant prêtre. Proscrit, il ne se croit pas diminué. « Ma patrie, disait Dante, est le monde entier. » — « Celui qui a tout appris, dit Ghiberti, n’est étranger nulle part ; même sans fortune, même sans amis, il est citoyen de toutes les villes ; il peut dédaigner les vicissitudes du sort. » Être seul contre tous, uomo unico, uomo singolare, émouvoir par quelque