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l’exagération même, l’emphase de la louange, me mettent ici on défiance, On croît sentir que l’écrivain n’a pas toute sa liberté. Partout ailleurs, s’il parle de son ami avec admiration, il ne l’admire pourtant pas au hasard. L’éloge tombe au bon endroit. Grimm sait que Diderot ne brille ni par la discrétion et l’usage du monde, ni par la sûreté du jugement. « C’est l’homme, écrit-il, le moins capable de prévoir ce qu’il va faire ou ce qu’il va dire, mais, quoi qu’il dise, il crée et il surprend toujours. La force et la fougue de son imagination seraient quelquefois effrayantes si elles n’étaient tempérées par la douceur des mœurs d’un enfant et par une bonhomie qui donne un caractère singulier et rare à toutes ses autres qualités. » Et ailleurs, avec bien de la justesse, après avoir signalé ce qu’il appelle « le tour de tête » de son ami : « La qualité rare et peut-être unique de M. Diderot consiste à apercevoir des rapports entre les sujets les plus éloignés et à les rapprocher ainsi dans un clin d’œil. J’avoue que ce talent peut quelquefois mener à l’erreur comme à la découverte de la vérité ; mais, jusque dans ses égaremens, il est en droit d’étonner et de séduire. »

Passons maintenant à la contre-épreuve et voyons comment Grimm s’exprime sur le compte d’un écrivain dont il avait en personnellement à se plaindre, qui enveloppait dans d’injurieux soupçons tous ses anciens amis, et qui avait traité Mme d’Epinay avec l’indignité que l’on sait. Grimm soutient honorablement l’épreuve à laquelle on met ici son impartialité. Sa brouille avec Jean-Jacques est de 1757, et Rousseau, dans les premiers volumes de la Correspondance, est naturellement encore le vertueux citoyen de Genève, à l’éloquence mâle et touchante. Toutefois, même à cette époque, rien d’absolument cordial ; on sent que la manière outrée et sophistique du Genevois n’a jamais convenu au robuste sens commun de l’Allemand. Ces dissidences plus tard s’accusent, les réserves se font jour, mais Grimm est alors gardé par un autre sentiment, le soin de sa propre dignité. Et puis, ainsi qu’il le dit lui-même plus d’une fois dans ses lettres privées, il n’a jamais su haïr. Que s’il est amené à rappeler les événemens de la vie de Rousseau et ses anciennes relations avec lui, il le fait sans dénigrement ni récriminations. Depuis leur rupture, il l’affirme, Grimm ne s’est jamais permis de mal parler de la personne de Rousseau : « J’ai cru, dit-il, qu’on devait ce respect et cette pudeur à toute liaison rompue. » Voltaire, qui, à la vérité, n’était pas lié par les mêmes considérations, mais qui ne consultait jamais les convenances dans ses controverses, avait publié un pamphlet injurieux contre la Nouvelle Héloïse ; Grimm ne cache pas le dégoût que lui inspirent ces « personnalités odieuses, » ces « malhonnêtetés. » La biographie qu’il donne de l’auteur de l’Emile, à l’occasion de la