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Léonard, Saint-Lambert. Ce dernier est du cercle des amis : Grimm se borne à lui reprocher sa sécheresse. Léonard est plus rudement mené : « On dit qu’il est jeune et qu’il doit être encouragé ; moi, au contraire, je trouve qu’il mérite d’être découragé. » Dorat était fécond, aussi son nom revient-il souvent : « C’est un ramage plein de grâce que la poésie de M. Dorat, mais cet aimable serin n’a pas une idée dans son petit cervelet. » On sera plus surpris de voir que ni Ducis, ni Beaumarchais ne trouvent faveur. Il est vrai qu’ils en étaient encore à leurs premiers ouvrages. Ducis débute, avec Amélise, par « une chute des plus rudes et des plus éclatantes ; » il se relèvera plus tard un peu avec Hamlet et Roméo ; mais en résumé il n’a, au jugement de Grimm, ni génie, ni jugement, ni rien qu’une chaleur factice. Sur Beaumarchais, le critique se refuse à ratifier les arrêts du public. Sifflée à la première représentation, Eugénie avait réussi à la seconde, mais la Correspondance reste hostile, et après les Deux Amis, elle déclare que l’auteur est dépourvu de talent, n’entend pas le théâtre, n’a pas l’ombre de naturel et ne sait point écrire. La Harpe, au contraire, finit par triompher des résistances. Grimm, malgré l’éclat du succès, s’était refusé à ratifier la vogue de Warwick : « On dirait, écrit-il, le coup d’essai d’un jeune homme de soixante ans. Je meurs de peur que M. de La Harpe ne reste toute sa vie froid et sage. » Sept ans après, au contraire, il est gagné par Mélanie, qu’il place immédiatement après les pièces de Voltaire ; « depuis cet homme immortel, dit-il, on n’a pas vu sur notre théâtre de vers de cette beauté. » De tous ces débutans, c’est Delille qui s’en tire le mieux. L’obscur professeur du collège de La Marche est d’emblée salué maître ; sa traduction des Géorgiques, au jugement de Grimm, est un travail prodigieux ; il n’y a rien dans la langue qui puisse lui être comparé, et l’Académie française fera bien de tenir sa première place vacante en réserve pour l’auteur de ce chef-d’œuvre.

Grâce à ses nombreux ouvrages de toutes sortes, Marmontel se rencontre souvent sur le chemin de la Correspondance. Il côtoyait trop, d’ailleurs, le mouvement philosophique, il tenait de trop près aux coteries littéraires, pour qu’on le dédaignât tout à fait, Grimm en reste avec lui à la froideur. C’est un homme d’esprit, nous dit-il, un homme de talent, mais qui manque de sentiment, de goût et de délicatesse ; un homme de bois, qui a vécu avec des philosophes, des enthousiastes de belle poésie et qui a appris à parier leur langage ; ses qualités ont un air factice. « Bélisaire n’est qu’un vieux radoteur, débitant des lieux-communs méthodiquement et sans mesure, bavard à l’excès, reprenant chaque jour bien exactement et bien ennuyeusement la conversation où il l’avait laissée la veille.