Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il y a de la finesse dans celui d’Helvétius, de qui la tolérance venait d’une habitude « de généraliser les idées et d’aller aux derniers résultats qui équivalent généralement à zéro ; u il y a de la verre dans une tirade indignée contre l’avocat-général Séguier, non pas mort celui-là, trop vivant au contraire, et coupable d’un réquisitoire contre le Système de la nature et autres ouvrages philosophiques. « On croit voir arlequin affublé d’une robe de magistrature et se battant contre son ombre. Je puis assurer M. le requérant que remplir un ministère public de ce ton-là, c’est se donner l’air d’un polisson. » La notice sur Croismare, que ses amis appelaient le charmant marquis, est le chef-d’œuvre de cette galerie de portraits : la plume, trop souvent pesante, devient tout à coup délire, aimable. Je ne puis m’empêcher de soupçonner que, ce jour-là, c’est Mme d’Épinay qui la tient[1].

un journal ne va pas sans quelque remplissage, et les feuilles de Grimm ne font pas exception à la règle. Quand les sujets ou le temps lui manquent, il se tire d’affaire avec des citations, et quelles citations ! Ici cinq pages tirées, mot pour mot, d’un médiocre roman, (Histoire de Geneviève, par Mme la comtesse de Revel ; là, de petits vers de société, de fades romances, des madrigaux :


Si tu ne veux jamais aimer que moi,
O ma Délie,
Reçois ma foi.


Grimm, dans les momens de pénurie, fait flèche de tout bois : il accueille le haut-rimé ; il ne recule pas devant le rébus. Ce qui occupait les salons de Paris n’était-il pas assez bon pour Gotha on Weimar ? En général, il importe de le remarquer, la tenue du journal a été se modifiant. Les grands sujets une fois épuisés, Grimm devient davantage nouvelliste. Il passe aussi plus souvent la plume à d’autres, remplit plus volontiers son numéro des lettres qu’il a reçues, des manuscrits qui lui ont été communiqués. C’est l’époque où il s’absente fréquemment, et alors la Correspondance se fabrique comme elle peut ; heureux les lecteurs quand Diderot s’en charge ! On sent fort bien, vers la fin, que Grimm a pris sa tâche en dégoût et qu’il la quittera dès qu’il aura trouvé mieux.

Mais aussi quelle tâche, et pendant vingt années ! « Je suis écrasé d’écritures et d’occupations, écrit-il en 1766 ; mon ami Diderot, au lieu de feuilles, m’a fait un livre sur le Salon ; je n’ai pas eu le courage d’en rien retrancher, mais il faut rédiger ses feuilles à

  1. On peut comparer le portrait de Croismare qui a pris place dans les Mémoires de Mme d’Epinay, t. II, chap. VI (édition Boiteau).