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en un point ; il s’arrogeait naïvement la direction des consciences au nom de la royauté intellectuelle qu’on lui avait décernée. Ses épitres présentent un singulier alliage, assez fréquent d’ailleurs, d’humilité chrétienne et de bouffissure littéraire.

On décréta qu’il était tombé dans le mysticisme, on l’enterra sous ce mot. Le mysticisme de Gogol est un fait acquis. L’opinion fut si bien prévenue que je crains d’étonner les Russes en demandant la révision du procès. Je relis attentivement les Lettres de l’accusé ; j’ai recueilli le témoignage de personnes qui vécurent à cette époque auprès de lui. Si les mots de notre langue ont un sens défini, Nicolas Vassiliévitch ne fut pas un mystique. Je voudrais traduire et citer les lettres sur l’aumône, sur la maladie ; on les taxerait plutôt de jansénisme, elles sont telles qu’auraient pu les rédiger un Arnauld ou un Saci. Les théories politiques et sociales répugnent aux conceptions françaises, c’est une autre question ; mais M. Aksakof et les coryphées de l’école slavophile développent aujourd’hui les mêmes thèmes avec plus d’exaltation encore ; personne en Russie ne les accuse de mysticisme. Le fait de renoncer à écrire pour se consacrer à son salut a semblé à d’autres époques tout naturel et raisonnable ; je n’ai jamais vu la qualification de mystique accolée au nom de Racine ; quant à Pascal, on ne la lui prodigue plus que dans la pharmacie de M. Bornais. Tolstoï, qui a agi comme Gogol, proteste alors qu’on lui applique cette épithète ; pourtant il nous propose une théologie nouvelle ; son prédécesseur s’en tenait docilement au dogme établi. Mais peut-être les mots n’ont-ils qu’une valeur de relation et de moment ; ce qui était mystique en 1840 ne le fut pas deux siècles plus tôt et ne l’est plus après un demi-siècle.

Je laisse ces querelles obscures. On sera plus curieux d’apprendre ce que devenait le pauvre écrivain au milieu de la tempête qu’il avait soulevée. Il fit le voyage de Jérusalem, il erra quelque temps à travers ces ruines grises, paysage tentant et dangereux pour les âmes en détresse. De retour à Moscou, il fut recueilli dans des maisons amies. Le Cosaque ne pouvait parvenir à se fixer. Il ne possédait rien, donnant tout aux pauvres. Dès 1844, il avait abandonné le produit de ses œuvres à la caisse des étudians nécessiteux. Ses hôtes le voyaient arriver avec une petite valise, bourrée d’articles de journaux, de critiques et de pamphlets dirigés contre lui ; ce bagage de gloire et d’amertume était tout son avoir. Une personne qui grandissait alors dans une des familles où il fréquentait le plus me retrace le portrait de Gogol à cette époque. C’était un petit homme, trop long de buste, marchant de travers, gauche et mal mis, assez ridicule avec sa mèche de cheveux battant sur le front et son grand nez proéminent. Il se communiquait peu, avec