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mon livre. Il s’apprêtait à rire, comme il faisait toujours quand il entendait quelque chose de moi. Mais je le vis devenir soucieux, son visage s’assombrit par degrés. Quand j’eus fini, il s’écria d’une vois accablée : « Dieu ! que notre Russie est triste ! » — Chacun répéta l’exclamation du poète. Beaucoup de lecteurs refusèrent de se reconnaître aux portraits noirs de leur ressemblance ; ils accusèrent l’écrivain de les avoir vus à travers sa bile de malade, ils le traitèrent de diffamateur et de renégat. On lui objectait avec raison que, malgré les mœurs du servage et la corruption administrative, il ne manquait pas de braves cœurs et d’honnêtes gens dans l’empire de Nicolas. Le malheureux Gogol comprit qu’il avait frappé trop fort. A partir de ce moment, il multiplie les lettres publiques, les explications, les préfaces : il conjure ses lecteurs d’attendre pour le juger la seconde partie de son poème, le contraste de la lumière avec les ténèbres du début. Mais cette partie réparatrice ne venait pas ; les douces visions se refusaient à naître sous le crayon attristé du caricaturiste. Nous le voyons assez par les fragmens que nous possédons. Quelle différence de relief entre les noires mais vigoureuses créations du premier livre, et les pâles figures qu’on leur oppose dans le second ! Le prince-gouverneur, ce prince « ennemi de la fraude » qui anéantit les fonctionnaires coupables et ramène le règne de l’équité dans sa ville, l’auteur l’a ressuscité des vieux contes moraux. De même pour Mourasof, le riche et pieux industriel. Mourasof, c’est M. Madeleine des Misérables, dégonflé du grand souffle épique : un saint laïque et millionnaire, qui prêche, pardonne, influence et arrange tout. Ces deux justes ont tout au plus la vie des mornes béatifiés qu’on voit sur les anciennes fresques des couvens de Moscou. Julienne, la jeune fille qui devait venger la femme russe, assez maltraitée jusque-là, traverse la scène comme une ombre ; à peine née, elle échappe aux mains de Gogol ; il n’a jamais su créer une figure de femme attrayante, c’est la grande lacune de son œuvre.

Malgré tout, cette œuvre incomplète s’emparait des imaginations ; elle n’a cessé d’y grandir et d’y personnifier la Russie du temps jadis. Depuis quarante ans, elle fait le fond de l’esprit national ; chaque boutade est passée en proverbe, chaque personnage est grandement établi dans la société idéale que tout pays se compose avec sa littérature classique. L’étranger qui n’a pas lu les Ames mortes est souvent arrêté dans la conversation ; il ignore les traditions de la famille et les ancêtres auxquels on se réfère à tout propos. Tchilchikof, le cocher Séliphane et leurs trois chevaux, ce sont là pour un Russe des amis aussi présens que peuvent l’être pour l’Espagnol don Quichotte, Sancho et Rossinante. Vous les