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le fantôme géant du peuple russe, vivre et prendre corps le bétail dont on trafique. Endurcis par l’habitude, les mots de la langue rudoient ou caressent les pauvres serfs comme on fait pour les petits des animaux ; mais, sous le ton familier, on sent la tendresse émue de l’écrivain. Peut-être songe-t-il à cette heure que trente ans auparavant ces âmes serves et mortes étaient les héros de 1812 ; que, sans rien demander ni espérer, par un exemple unique dans l’histoire, ces esclaves ont libéré la patrie envahie, arrosé de leur sang la glèbe où on les retenait attachés.

L’acquéreur continue son inventaire ; voici des listes de serfs marrons, des fuyards qu’on lui a cédés au même taux que les morts, car ils ne valent pas plus. Où sont-ils maintenant ? L’imagination du poète vagabonde à leurs trousses, dans les forêts où ils battent l’estrade, en Sibérie, sur les grands fleuves. « — Abakum Thyrof ! Que fais-tu, frère ? Dans quels lieux flânes-tu ? Le vent t’aurait-il porté sur le Volga ? As-tu goûté de la vie libre, enrôlé parmi les haleurs de barques ? — ici Tchitchikof s’interrompit, pensif. A quoi pensait-il ? Au sort d’Ahakum Thyrof ? Ou bien rêvait-il sur lui-même, comme rêve chaque Russe, quels que soient son âge, son rang et sa fortune, quand il évoque l’image de la vie d’aventures, de la folle vie au hasard ? » Et Gogol trace le tableau de cette vie, il dit les plaisirs, les danses, les querelles furieuses des bourlakis, ce ramassis de forçats, d’outlaws et de serfs en fuite qui liaient les bateaux sur le Volga. Ce tableau s’achève par une image où se concentrent toutes les misères et les aspirations du peuple dont nous venons d’entendre le bruit souterrain ; les pages précédentes sont comme ramassées dans cette dernière phrase, superbe et impossible à rendre, qui fuit au loin avec le chaut de peine des aventuriers : « C’est là que vous peinez, bourlakis ! Fraternellement, comme vous étiez tout à l’heure au plaisir et à la folie, vous êtes maintenant au travail et à la sueur, tirant votre cordeau sous votre chanson toujours la même, et comme toi sans fin, ô Russie ! »

Ils éclatent à maintes reprises, au travers des récits réalistes élans de fantaisie et de lyrisme. On a cité partout le plus célèbre, la comparaison de la Russie avec sa troïka, emportée dans l’espace, ivre de sa vitesse et de sa force. Presque toujours, c’est un patriotisme ardent qui les inspire ; il eût dû faire beaucoup pardonner au satirique ; mais il y avait trop à pardonner. Quand la première partie des Ames mortes parut, en 1842, ce fut un cri de stupeur chez les uns, d’indignation chez les autres, C’était donc cela, la patrie ! Une caverne de coquins, d’idiots et de misérables, sans une exception consolante ! Un mot fameux de Pouchkine avait déjà averti l’auteur : « Je lui lisais les premiers chapitres de