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rendue autrement que par une âme humaine, par un instrument saturé d’impressions et d’idées préconçues, variable à chaque instant, différemment préparé dans chaque génération et dans chaque individu. Laissons donc à ce mot un sens plus modeste ; il exprime une tendance, un effort pour décrire les phénomènes dans leur ensemble et leur complexité, avec le moindre parti-pris possible ; effort aujourd’hui général, souvent sincère, et qui nous parait plus heureux que celui de nos devanciers. A défaut d’une définition rigoureuse, recourons au grand maître de la métaphysique, à Molière : le réalisme est la doctrine des réalistes. Les réalistes, en Russie, s’appellent Tourguénef, Tolstoï, Dostoïevsky. Vous les avez lus, vous connaissez leurs traits communs : abondance et minutie du détail, analyse perpétuelle des sentimens et des actes, préférence marquée pour les caractères moyens et changeans, par opposition aux types nobles et absolus de l’ancienne école ; indifférence morale apparente de l’écrivain, vue triste et désabusée sur les choses ; seulement, et c’est là qu’ils se séparent de leurs frères d’Occident, on devine sous leur représentation de la vie une sourde protestation d’espérance, une certitude consolante que la vue rationnelle peut nous tromper, et que sa faiblesse avérée permet toujours de supposer un horizon meilleur.

Tous ces traits sont réunis dans les Ames mortes. On pourrait donner pour épigraphe à la littérature contemporaine cette fine remarque de l’auteur sur « les petites choses qui ne paraissent petites que racontées dans un livre, mais qu’on trouve très importantes dans le train de la vie réelle. » et Gogol a conscience de la direction nouvelle qu’il imprime à l’art d’écrire : il en formule la rhétorique dans vingt endroits, d’abord avec timidité, puis avec plus de hardiesse :


L’auteur s’excuse d’occuper si longtemps le lecteur avec des gens de petite condition, sachant par expérience combien il répugne à la fréquentation des basses classes. (Chant I.)

Ingrat est le sort de l’écrivain qui ose mettre en évidence tout ce qui passe à chaque minute sous nos yeux, tout ce que ne remarquent pas ces yeux distraits : tout l’affreux et dégoûtant limon de petites misères où notre vie est empêtrée, tout le dessous de ces caractères tièdes, ordinaires, hachés menu, qui encombrent et ennuient notre route terrestre… Il ne recueillera pas les applaudissemens de la foule ; le juge contemporain traitera ses créations d’inutiles et de basses, on lui assignera une place dédaignée outre les écrivains diffamateurs de l’humanité, on lui refusera tout, âme, cœur, talent. Car le juge contemporain n’admet pas que ce soient des verres également merveilleux, celui qui fait voir le soleil et celui qui révèle les mouvemens des insectes