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maisons, dans tous les groupes sociaux qu’il nous importe d’étudier. Elle fournit une pierre de touche qui décèle de prime-abord l’intelligence et le caractère de chacun. L’industriel se présente chez un homme et lui pousse son étrange proposition : « Cédez-moi vos âmes mortes, » sans expliquer, bien entendu, ses motifs secrets. Après le premier ahurissement, l’homme comprend plus ou moins vite ce qu’on veut de lui et agit d’instinct, selon sa nature ; les simples donnent gratis et remercient leur bienfaiteur ; les méfians retombent vite en garde, ils épiloguent, ils essaient de pénétrer le mystère et de gagner quelque chose : les avares exigent à tout hasard un prix exorbitant ; Tchitchikof trouve plus malin que lui, des coquins le mettent dedans. Le seul cas qui ne se présente jamais, c’est un refus indigné ou une dénonciation ; le financier était fixé d’avance sur les scrupules de ses compatriotes.

La donnée convenait surtout à Gogol par la source inépuisable de comique triste qu’elle renferme. L’habile écrivain n’appuie jamais sur le fondement lugubre qui supporte sa plaisanterie ; il semble l’ignorer ; l’odieux sort tout seul des entrailles du sujet pour réagir sur nous. Je ne sais même si l’auteur et ses premiers lecteurs aperçurent toute la puissance de cette opposition. Leur sensibilité était émoussée par la longue habitude du servage, l’ensemble de transactions auquel il donnait lieu paraissait chose naturelle. A mesure que la Russie s’éloigne de ce temps, l’effet du livre grandit ; on sent mieux et plus vite l’atroce dérision de ces marchés d’âmes mortes, qui semblent prolonger les misères de l’esclavage jusque dans le repos libérateur. Ce comique macabre confine souvent à celui de Regnard dans le Légataire. On trouvera dans la seconde partie une scène identique à celle de la comédie, le faux testament signé par une femme, grimée et costumée à la ressemblance d’une riche défunte. Voyez, dans cet ordre d’idées, la longue discussion avec dame Korobotchka : « Comment puis-je vous vendre mes morts ? Vous voulez donc les déterrer ? — Mais non, vous garderez leurs os et leurs cendres, je ne vous demande que leurs noms. » Voyez surtout l’apostrophe de Tchitchikof à ses nouveaux sujets enfermés dans sa cassette ; nous reviendrons sur ce morceau capital.

Je ne puis songer à passer en revue les types innombrables créés par Gogol : foule qui monte de tous les points de l’horizon, et dont chaque figure se grave dans notre mémoire par des traits et des gestes originaux. Une pointe de caricature accuse la silhouette, pourtant elle est réelle et vivante. La Russie se lève de ce livre comme le peuple d’une composition de Callot. Dès les premières pages, voici des exemplaires choisis avec soin, représentans des espèces les plus répandues dans le monde de province :