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causes naturelles, et elle se souvient d’avoir lu, dans la Gazette des ménagères, que ce n’est pas le printemps qui ramène la chaleur, que c’est la chaleur qui ramène le printemps, sur quoi elle s’écrie : « Quel autre air a la nature quand on la contemple à travers les lunettes de la science ! » Elle n’en est pas moins la plus superstitieuse des femmes ; elle a peur des esprits et des revenans. On lui a dit aussi que les savans ne croient plus à l’enfer ni au diable ; elle y croit de tout son cœur. Ne craignez pas qu’elle lise jamais Schopenhauer, ni qu’elle se convertisse au nirvana ; elle est trop attachée à la conservation de son bien-aimé petit moi, qu’elle entend protéger et contre les accidens d’ici-bas et contre toutes les surprises de la résurrection. La seule vie future dont elle se soucie est celle où Mme Buchholz aura le bonheur de se retrouver tout entière, corps et âme, os et cuir. Donnez-lui, si vous voulez, des ailes et faites-lui entendre des symphonies de Beethoven exécutées par un orchestre de séraphins ; mais elle ne conçoit point de paradis sans une rue Landsberger, sans une maison à pilastres, sans commérages ni tracasseries, sans un mari à suivre de l’œil, sans un gendre qu’on chapitre et à qui on dispute sa femme.

Il a paru récemment à Stockholm un volume d’études sociales, intitulé Giftas, ou les Mariés[1]. L’auteur, M. Auguste Strindberg, qui possède également l’art d’observer et celui de conter, a eu maille à partir avec les autorités de son pays, qui ont jugé son livre licencieux et révolutionnaire. M. Strindberg est à la fois un radical et un pessimiste convaincu. Cette cruelle maladie que les Allemands appellent le Weltschmerz n’exerce tous ses ravages que dans les contrées du Nord. Nous ne connaissons guère dans notre cher pays de France qu’un pessimisme bien mangeant, bien buvant et bien disant, un pessimisme littéraire et mondain, lequel a fait sa rhétorique et trouve tant de plaisir à arrondir sa phrase que la beauté de ses adjectifs l’a bientôt consolé de ses chagrins, qui se tournent en félicités. Il n’y a pas de chagrins qui tiennent quand l’amour-propre est content. Les tristesses et les colères de M. Strindberg sont beaucoup plus sérieuses. Son seul tort, comme conteur, est de prêter à tous les petits bourgeois Scandinaves qu’il met en scène sa philosophie morose et dure, qui suppose en eux un effort de réflexion soutenue dont la plupart sont incapables. Ils sont convaincus comme lui que le mariage est une déplorable institution, un attentat à la liberté « et le meilleur moyen de manquer sa vie. » Ils tiennent pour constant que le genre humain est gouverné « par une grande congrégation jésuitique, qui a rédigé dans l’intérêt de sa tyrannie les catéchismes comme les manuels scolaires, » et qui,

  1. Études sociales : les Mariés, douze caractères conjugaux, par Auguste Strindberg ; traduction française. Lausanne, 1885.