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étaient là, puisant de l’eau dans des vases en poterie grossière, mais de forme élégante. Je m’avance pour boire ; mais ces enfans se cachent la figure et fuient épouvantées. Voilà bien le contraste entre l’idéal religieux de l’islamisme et la réalité politique et administrative actuelle. Comme le christianisme, le Coran recommande les œuvres utiles aux hommes. Sans doute, un musulman pieux se sera souvenu qu’il avait manqué d’eau en passant le col du Dragoman et il aura constitué en vakouf quelque bien pour y ériger une fontaine. C’est ainsi que, partout en pays musulman, on rencontre, sous l’ombrage d’arbres magnifiques, ces gracieux monumens qui offrent leur onde bienfaisante aux bêtes et aux gens altérés par la chaleur et aux croyans pour leurs ablutions ; mais, en même temps, la terre est abandonnée, la population est invisible, et les femmes fuient à l’approche de l’étranger. Le régime administratif et judiciaire est si détestable qu’il ruine le pays.

Après avoir cheminé pendant une heure encore, au petit trot de nos chevaux fatigués, nous voyons s’ouvrir devant nous une plaine infinie, qui paraît avoir sept ou huit lieues de longueur sur deux à trois de largeur. Elle est plate, une et couleur d’herbe séchée. On n’y aperçoit ni un arbre ni une habitation, sauf, au milieu, un point d’un blanc éclatant, qui est Sophia. Si ce vaste bassin n’était pas entouré d’un cercle ininterrompu de hauteurs, j’aurais cru me retrouver dans le désert africain. Rarement ce que les géographes appellent un plateau élevé apparaît aussi clairement. Depuis Tzaribrod, nous avons monté, cinq heures durant, pour atteindre le sommet du passage, et voilà cette plaine immense qui est presque au même niveau. Elle semble le fond d’un ancien lac ; elle est située au nord des Grands-Balkans, et si l’Isker ne s’y était pas frayé un passage à travers une sorte de fissure, la seule qui perce la chaîne, tout le plateau de Sophia serait encore sous les eaux.

Il est six heures du soir quand nous arrivons à Slivnitza, et il faut encore quatre heures pour atteindre Sophia. Les chevaux et nous-mêmes avons besoin de nous réconforter ; mais ils sont plus heureux que nous : l’avoine et le foin ne leur font pas défaut, tandis que nous ne trouvons rien dans l’auberge, tenue comme partout par des Tzintzares. Quelle différence avec les mehanas serbes ! Nous ne pouvons obtenir que de la polenta de maïs, quelques morceaux de mouton froid, horribles amas de suif couverts de mouches, et un vin exécrable. Heureusement, le Tzintzare jette le filet dans le petit ruisseau qui traverse le village et nous prend une friture de goujons. L’aspect de l’intérieur de l’auberge est presque aussi repoussant que celui de l’affreuse hutte de Derwent. Dans une vaste chambre noircie par la fumée, sur la terre glaise battue qui