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garde-toi, — de profaner la poussière ici on fermée : — Béni soit l’homme qui respecte ces pierres, — et maudit celui qui toucherait à mes os. »

Cette dernière prière a été exaucée ; Shakspeare repose encore, dans le coin obscur de l’église de campagne ; ni la curiosité malsaine, ni le désir de faire au poète un monument digne de sa gloire n’ont pu décider le respectueux peuple d’Angleterre à violer cette volonté formelle. On n’a pas touché à ses os.

Le plus beau monument lui fut élevé par ses camarades du théâtre, qu’il n’avait point oubliés, et qui, eux non plus, ne lui furent point ingrats. C’est l’in-folio de 1623, sans lequel assurément la plus grande partie du théâtre de Shakspeare ne nous serait point parvenue, livre d’un prix inestimable, que nul ne peut voir ni toucher sans émotion.

Voilà le dernier, le plus précieux des témoignages. Les camarades de Shakspeare, ceux qui ont suivi son esprit pas à pas, pénétré et interprété tous les jours sa pensée, vécu sa vie pendant vingt ans, Hemmige, Condell, se sont levés pour rendre hommage à une chère mémoire. Toute idée d’une vaste supercherie littéraire, si elle n’était pas écartée déjà, ne tomberait-elle pas devant ce seul fait ? Si toute une ville, tout un pays ont été trompés, Heminge et Condell pouvaient-ils l’être ? Laissons cette inutile question, pour les écouter seulement, lorsqu’ils nous disent : « Lisez-le, encore et encore. Et si alors vous ne l’aimez pas, c’est que vous risquez fort de ne pas l’avoir compris. »

La parole de ces acteurs oubliés est ce qui nous reste de plus touchant Après cela, j’entends avec joie les vers éloquens de Ben Jonson, qui crie : « Lève-toi, mon Shakspeare ! Tu vis encore ! »

Oui, il se lève. Il est devant nous, vivant, présent, réel. Les traits épars, réunis par la patiente recherche des critiques et des érudits, forment une figure complète ; la suite logique des actions de sa vie apparaît ; l’histoire raisonnable de sa pensée se développe. On le voit et on le connaît.

Désormais, et quelles que soient les nouvelles découvertes de l’avenir, la vie de William Shakspeare appartient à l’histoire certaine et établie. On conçoit comment s’est formé ce singulier esprit. Il sort du peuple, et il parle pour un peuple entier. Il vint, au seuil du moyen âge, l’esprit plein de l’abondance de pensées et d’images qui fleurissait alors dans l’âme de sa nation. Il donne à cette pensée débordante une forme merveilleuse dans sa force et sa variété. Ben Jonson a bien dit, et l’on ne saurait dire mieux :

« Toutes les muses étaient dans leur jeunesse, quand il vint, comme Apollon ! »


HENRY COCHIN.