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Gilbert prend possession pour lui. Peu de mois après il va lui-même prendre possession d’une petite maison, qu’il a achetée dans la ville, en face de ses terrains de New-Place.

Il reçut aussi quelques legs, qui s’ajoutèrent à ses profits du théâtre. Et il continua à acheter des immeubles : 20 acres de pâturages en 1610 ; en 1613, une maison à Londres, moyennant 140 livres sterling. Son père était mort en 1601, sans avoir obtenu sans doute cette coat armour, cette assurance de noblesse authentique, qu’il avait tant désirée. William avait perdu aussi sa mère, Mary Arden, en 1608 son frère Richard en 1612 ; plusieurs de ses frères et sœurs étaient morts déjà. Enfin tout nous montre que, par ses économies aussi bien que par les héritages de sa famille il devenait peu à peu un propriétaire de quelque importance. Il avait de plus entrepris en 1605 une affaire lucrative. Il avait acheté pour 440 livres sterling la moitié restante d’un bail de quatre-vingt-douze ans sur les dîmes de Stratford, Old Stratford, Bishopton et Welcombe. Il devint fermier des dîmes et toucha, de ce chef, un revenu annuel de 60 livres. C’était un heureux placement.

Un homme aussi entendu en affaires ne pouvait faire moins oue prendre un soin très précis de ses intérêts et de ne rien laisser perdre. Aussi le voyons-nous assez âpre à harceler les débiteurs peu exacts. Il poursuit un certain John Clayton, qui lui devait 7 livres puis Philippe Rogers, avec qui il avait été en affairée pour la vente de plusieurs boisseaux de dréche ; Rogers lui redevait 1 liv. 15 shellings 10 pence. Il eut encore un long procès contre John Addenbroke, qu’il fit condamner à lui payer 6 livres. Addenbroke n’ayant point paye, Shakspeare reprit la poursuite contre Horneby qui s’était porté caution.

Shakspeare ne gaspillait point son argent ; rien ne prouve pourtant qu’il fut avare, comme on n’a pas manqué de le dire. Il savait ouvrir la main à l’occasion, et on le voit notamment souscrire pour la réparation des routes dans son pays natal. Ses opérations financières me paraissent parfaitement naturelles et légitimes Les critiques prêtent à rire qui se sont indignés de trouver chez le grand poète ce qu’ils appellent des préoccupations bourgeoises. L’homme ne vit pas seulement d’ambroisie. Je suis persuadé qu’en notre siècle même, les romantiques les plus truculens ont touché bourgeoisement leurs revenus et ont été heureux de les augmenter. L’épargne et la propriété ont toujours honoré l’homme ; à mon sens, elles honorent Shakspeare. Il n’était pas l’homme des attitudes convenues, des systèmes et des paradoxes. Un inaltérable bon sens est le fond de toutes ses œuvres au travers des fantaisies de son imagination.