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côté l’enclos était bordé d’une haie vive ; d’un autre, il était longé par Chapel-Lane, une infecte ruelle à la modo de Stratford. Cette ruelle, moins large que le fossé stagnant qu’elle suivait, était creuse et presque toujours pleine de boue. On y jetait les débris et les ordures au quartier : c’étaient, tout le long, des tas de fumier, de cendres, de pots cassés. Malgré ce voisinage malsain, Shakspeare ne dut pas moins trouver charmant ce coin du monde qui était à lui.

Il installa sans doute à New-Place sa femme et ses enfans, puis il retourna au travail. Richard III, Peines d’amour perdues, Henry IV sont joués devant la reine. Elle prit tant de plaisir aux bouffonneries de Falstaff qu’elle ordonna au poète de lui faire une pièce où sir John serait amoureux. Sur cet ordre royal, Shakspeare écrivit les Joyeusez Commères de Windsor, ce tableau si plaisant des mœurs anglaises contemporaines. On dit qu’il ne mit pas une semaine à l’achever. La reine vierge ne détestait pas les farces gaillardes.

Pour peindre les mœurs de la province. Shakspeare se souvint du Warwickshire et de sa jeunesse. Il n’avait pas oublié le petit braconnier de Stratford qui fuyait, douze ans plus tôt, la colère ridicule d’un gentilhomme campagnard. Sir Thomas Lucy de Charlecote ne dut pas être bien flatté d’être représenté devant la cour et d’y faire rire ; il aurait bien donné quelques lapins pour éviter la mésaventure. Shakspeare était alors hors de son atteinte. Stratford, malgré les préjugés de la province, commençait à faire quelque cas du comédien qui jouait devant la reine, approchait les grands et gagnait de l’argent. La preuve de sa fortune était sous tous les yeux, sa maison neuve de New-Place, ses greniers, où nous le voyons, en 1598, rentrer six quarters de blé. Aussi on commençait à s’adresser à lui pour des services privés et publics. Un bourgeois de la ville, Richard Quiney, lui emprunte trente livres sterling, et l’appelle son « très cher ami et compatriote. » La municipalité lui recommande les affaires en souffrance.

Son crédit devait être grand, en effet, si on le mesure à ses succès, Les éloges qu’il reçoit deviennent plus nombreux et plus magnifiques. On ne le compare plus seulement à Ovide, mais à Catulle et à Térence. « Notre Térence anglais » semble avoir été une expression à la mode. Les drames, d’ailleurs, se succédaient avec une continuité merveilleuse. Il n’est point d’année où l’on n’en voie représenter quelqu’un devant la reine à Whitehall, à Hampton-Court ou à Richmond. On les choisit pour les représentations de gala que l’on offre aux ambassadeurs et aux princes étrangers. Shakspeare est assez maître de sa situation pour songer à aider les autres. Par son influence, Ben Jonson fait accepter à la troupe