Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ait été plus fortement attiré vers Stratford, où reposait son petit enfant. Pourtant il ne s’exempta pas du labeur de sa vie de comédien, joua à la Noël, la même année, devant la reine à Whitehall, puis suivit la troupe, à laquelle il était lié, dans une grande tournée à travers les comtés de Sussex et de Kent. Mais sa pensée était ailleurs, dans son Warwirkshire. Son père revenait peu à peu à la prospérité, après de difficiles années ; il faisait une demande pour recouvrer le fief, the Ashbies, dont les Lambert avaient pris possession dix ans plus tôt, il est bien vraisemblable que William l’y aida, et que l’argent gagné par l’enfant prodigue fut le salut de la famille.

William, en même temps, se trouvait assez riche pour devenir lui-même propriétaire d’une petite maison et d’un jardin. C’était une pauvre masure à moitié ruinée, bien qu’on l’appelât New-Place (la maison neuve). Shakspeare la rebâtit à nouveau et vendit à la ville, sans doute pour combler les fondrières des rues, une partie des décombres de l’ancienne bâtisse. Il fit faire un verger et put goûter des fruits de son jardin. La tradition veut qu’il ait aimé le jardinage. Il avait même planté de ses mains un mûrier, à l’époque où cet arbre fut à la mode en Angleterre, Les fragmens du mûrier sont encore aujourd’hui les reliques les plus authentiques que l’on ait gardées de Shakspeare. En effet, l’arbre, plein d’années et vigoureux encore, fut mis à bas, au milieu du XVIIIe siècle, par un certain Gastrell, peu soucieux des souvenirs nationaux, et impatient de l’ombre portée sur ses fenêtres par les branches feuillues de l’arbre historique. Du bois de l’arbre on fit des encriers et des tobacco-stoppers, qui se vendirent un grand prix, par toute l’Angleterre, et dont quelques-uns ont été conservés.

On aimerait à se représenter Shakspeare dans sa maison et son jardin, dans ce lieu où il venait se reposer et qu’il s’appliquait à embellir. Mais tout change, et les lieux mêmes. Il ne reste pas debout, dans Stratford, dix maisons que Shakspeare ait pu voir : il faut que l’imagination remette à leur place ces chaumières de boue et de chaume, ces moulins à vent, ces rues non pavées, ces innombrables ruisseaux que traversaient des ponts en bois. La maison même de New-Place a été démolie, moins de cent ans après la mort du poète. Les ruines qu’on vénère aujourd’hui sont celles d’un bâtiment plus récent. Sur le mur d’une maison voisine, où s’appuyait celle de Shakspeare, on découvre seulement la trace des poutres de son toit. La forme du toit qui a abrité Shakspeare, voilà tout ce qui reste. On ne connaît même pas bien les bornes et les limites exactes de cette parcelle de terre qu’il a foulée ; les propriétaires successifs, par des ventes et des acquisitions, en ont changé les contours. Il avait deux granges et deux jardins, et d’un