Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tais-toi! si j’écoutais plus longtemps ton histoire,
Mon petit Silvio, je finirais par croire
Qu’une autre femme un jour me pourra mieux charmer,
Et que je n’aime pas autant qu’on peut aimer!


A la manière dont il se rassure lui-même sur ses sentimens pour Olivia, on devine quelle en est la qualité :


Oui... mais je ne veux pas douter ainsi... je l’aime,
Je l’aime!.. Je ne puis à ce point m’abuser!
Tiens, la preuve : je viens encor de composer
Des vers, — c’est un sonnet et de la bonne marque,
Tout plein de traits d’esprit, comme ceux de Pétrarque...


C’est en bel esprit, justement, qu’il aime cette dédaigneuse personne ; elle-même s’en avise et dit qu’il « par le comme un livre. » Et lui, peu à peu, comme enveloppé secrètement par la tendresse de Viola, s’en imprègne et passe d’un amour de tête à l’amour de cœur :


Oui, quand Olivia me repousse et me glace,
Il me semble parfois que quelqu’un prend sa place...
Qui? Je ne sais... Je suis à l’aveugle pareil :
Ses yeux clos n’ont point vu la splendeur du soleil,
Mais des rayons dorés qu’il ne peut pas connaître
La douceur cependant l’échauffé et le pénètre...
Ainsi j’ai cru sentir, en des instans d’émoi,
Un amour inconnu flotter autour de moi !


Cet amour inconnu, c’est des habits d’un page qu’il s’exhale pour griser un seigneur; c’est à une femme, sous ces habits, que l’amour d’une autre femme s’adresse, lorsqu’Olivia prend Viola pour Silvio. Nous ne touchons cette « étrange matière » que pour donner acte à M. Dorchain de la légèreté avec laquelle il s’est tenu au-dessus d’un double péril. Ni Julia, qui, sous un costume pareil, rejoint son amant Protée, est méconnue par lui et porte ses messages galans; ni Rosalinde, qui parcourt en pourpoint et haut-de-chasses la forêt des Ardennes, regagne en cet attirail, au moins par manière de badinage, les galanteries d’Orlando et touche le cœur de la paysanne Phœbé; ni Jessica, déguisée en garçon pour être enlevée par Lorenzo, ni Portia en docteur ; ni plus tard Imogène, qui, en équipage de voyageur, s’attire subitement par la seule grâce de sa beauté, la tendresse de ses deux frères, — aucune enfin des héroïnes travesties de Shakspeare n’est aventurée dans un défilé aussi scabreux. Encore, en ce temps-là, qu’on fût plus ingénu ou plus conique, était-on moins regardant qu’aujourd’hui sur les bienséances; quelque peu d’équivoque n’eût peut-être donné de scrupules ni au poète ni au public. Les contemporains de l’auteur du Comte Kostia sont tenus à