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Elle ne se permet rien davantage, sinon d’imaginer le roman d’une sienne sœur « qui aimait un homme, dit-elle, comme il se pourrait que, si j’étais femme, j’aimasse Votre Seigneurie... Elle ne révéla jamais son amour, mais elle laissa son secret, comme un ver dans le bouton d’une fleur, se nourrir des roses de ses joues ; elle languit, intérieurement rongée par ses pensées... — Mais ta sœur mourut-elle de son amour, mon enfant? — Je suis toutes les filles de la maison de mon père et tous les garçons aussi. » Telle autrefois elle murmurait ce discret aveu, et telle maintenant elle le répète. M. Dorchain a traité ce caractère, aussi bien que celui d’Orsino, avec prédilection ; sans rien laisser échapper de l’un ni de l’autre, il y a ménagé quelques nuances que le maître, en sa rapidité, avait omises; nous verrons tout à l’heure s’il faut blâmer cette hardiesse.

Olivia, non plus, Paltière, la passionnée Olivia, ne nous manque pas. « Retournez vers votre maître, disait-elle fièrement; je ne puis l’aimer; qu’il n’envoie pas davantage, à moins que par aventure vous reveniez me trouver pour me dire comment il prend ma réponse. » Dès le premier entretien, abusée par la ressemblance et par le costume, elle aimait Viola, prise pour son frère Sébastien : « Je ne sais pas trop ce que je fais, et je crains que mes yeux ne jouent auprès de mon âme le rôle de trop grands enjôleurs. » Au second elle.se déclarait, et, dédaignée, repoussée, elle s’efforçait en vain de faire retraite et de renfermer ses sentimens; ils éclataient avec plus de force: « Oh! qu’il est beau, ce dédain qui rayonne sur sa lèvre méprisante et irritée!.. Je te le jure par les roses du printemps, par la virginité, l’honneur, la vérité, par tout au monde; je t’aime tant, qu’en dépit de tout ton orgueil, ni mon esprit, ni ma raison ne réussissent à cacher ma passion ! » Mêmes sentimens aujourd’hui, même langage à peu près. Enfin le frère de Viola, Sébastien, cet ardent jeune homme, prompt à l’estocade et prompt à l’amour, sous le nom plus euphonique de Silvio, complète encore le quadrille. Le poète français a pris soin des deux couples.

Même il s’est avisé de noter, dans la gamme de leurs sentimens, quelques demi-tons que l’inventeur avait franchis : c’est la nouveauté que j’indiquais plus haut; c’est le meilleur de ce que M. Dorchain a de personnel dans le fond de l’ouvrage. Le génie de Shakspeare, on le sait, révèle ses personnages par des éclairs plutôt qu’il ne les illumine peu à peu et comme par un jour qui se lève, Orsino aimait Olivia, Orsino aime Viola ; quelques traits vous déclarent ce changement : à vous d’apercevoir sous ces brusques signes tout ce qui s’est passé dans cette âme, tout le menu jeu de sa machine, et par quelle espèce d’aimant l’approche d’une personne Ta mise en branle. M. Dorchain déduit avec plus de complaisance le détail des effets et des causes. Son duc, tout d’abord, interrompt des réflexions de Viola sur l’amour :