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ainsi 60 à 70 millions de kilogrammes de blé pour les distribuer aux habitans, en cas de disette, ou quand les hommes doivent se mettre en campagne. »

Mais voilà le kolo qui se met en branle. Le kolo, en bulgare koro, le χόρος grec, est la danse nationale des Slaves. Un cercle immense se forme, d’hommes et de femmes, alternativement. Ils se donnent la main ou se prennent par la taille. Au centre, les tsiganes jouent les airs nationaux. La ronde tourne lentement, en décrivant des méandres. Le pas consiste en de petits bonds sur place, sans entrain. La musique est douce, presque mélancolique, nullement entraînante. Quelle différence avec les tsardas hongroises, aux emportemens affolés, aux fougues furieuses ! Mais les couleurs du tableau sont d’une vivacité merveilleuse. Les hussards de l’escorte royale sont venus prendre place dans la file, qui tourne, tourne toujours ; puis sont accourues des jeunes filles tsiganes, vêtues d’étoffes rouges et jaunes. Parmi les danseurs et la foule qui les entoure, tous, hommes et femmes portent le costume national, si pittoresque, si éclatant de tons. De vieux chênes projettent leur ombre sur la vaste cour. Pas un ivrogne ; je ne vois guère boire que de l’eau. Aucun cri grossier. La fête se poursuit avec une convenance parfaite. Tous ces paysans ont une grande distinction naturelle et une dignité d’homme libre. Rien n’est vulgaire. Je n’ai jamais vu une scène de mœurs où tout fût d’une couleur locale aussi complète.

Nous rentrons par Topchidéré, qui est le bois de Boulogne de Belgrade. Des promenades y serpentent sous de beaux ombrages, au bord d’un petit ruisseau coulant à travers les prairies d’une vallée verdoyante. Ici se trouve la maison qu’occupait Miloch et le vaste parc aux daims, où a été assassiné le prince Michel. Je dîne chez notre ministre, avec quelques diplomates. Parmi ceux-ci se trouve le comte Sala, qui fait l’intérim à la légation française. La comtesse, une Américaine parisienne, est étincelante d’esprit et de beauté. Je reste tard pour causer avec M. de Borchgrave de la situation économique du pays, qu’il connaît à fond. J’emprunte aussi quelques détails à un rapport très bien fait de M. Mason, secrétaire de la légation anglaise.

Nul pays ne mérite mieux d’être appelé une démocratie que la Serbie. Les begs turcs ayant été tués ou chassés dans les longues guerres de l’indépendance, les paysans serbes se sont trouvés propriétaires absolus des terres qu’ils occupaient, sans personne au-dessus d’eux. Il n’y a donc ici ni grands propriétaires ni aristocratie. Chaque famille possède le sol qu’elle cultive et en tire de quoi vivre avec les procédés de culture les plus imparfaits. Le prolétariat était