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l’agriculteur est, grâce à cette organisation très ingénieuse, déchargé de travaux pénibles, le poids du travail retombe sur l’entrepreneur de moissons et son équipe, et la dépense sur celui qui l’emploie. Travail et dépense ont été considérablement diminués par l’emploi de machines perfectionnées, en même temps que le rendement augmente dans des proportions énormes. Autrefois, il fallait que tout le jour le moissonneur restât penché sur sa faux, sous le gros soleil, dans un mouvement régulier et pénible pendant les longues journées d’été. Si le blé était trop mûr, ce qui se produisait souvent faute de bras pour rentrer à temps la récolte, il fallait recourir à la faucille, qui laissait moins perdre de grains, mais retardait encore la moisson. Les épis rangés étaient placés sur une peau de cheval sèche et portés ainsi, sur ce traîneau primitif, jusqu’à l’aire en plein champ où le battage se faisait sous le galop d’une troupe de jumens faméliques et le vannage à la pelle sous le souffle du vent. On calculait à plus de 25 pour 100 la perte du grain apporté à l’aire. Les temps sont changés. La faucheuse marche d’un pas régulier et constant ; le moissonneur, assis sur son siège élevé, dirige le travail, et n’intervient guère que par l’effort de sa pesanteur : les gerbes tombent d’elles-mêmes, toutes liées, derrière lui; elles sont amoncelées en meules énormes en attendant la batteuse. Celle-ci représenterait, avec ses animaux de trait et sa locomobile, une dépense d’environ 35 à 40,000 francs, mais l’agriculteur n’a pas à la faire : il attend son heure, prompte à venir, où se rangera devant sa meule cette puissante cigale, qui, de l’aube à la nuit et du soir à l’aurore, siffle et bruit laborieusement, sans repos, faisant le travail de millions de fourmis ; les hommes l’alimentent sans effort pénible, cachés derrière un flot continu de poussière noire que le vent chasse sans cesse et qui se renouvelle sans relâche ; la paille dédaignée, résidu sans valeur, que seuls les briquetiers réclameront, pour la mêler à l’argile de leurs briques imparfaites, s’envole séparée du grain et s’empile auprès du foyer de la chaudière, qu’elle alimente de sa combustion rapide.

Les équipes qui se transportent ainsi dans toutes les directions pour tous ces travaux sont presque toujours composées d’Italiens venus de Lombardie, attirés par les salaires élevés. Ils passent l’Atlantique malgré le grand éloignement, comme les Belges passent notre frontière, pour venir faire la moisson. Ils s’embarquent à Gênes, en août ou en septembre ; les vapeurs italiens et français, aménagés pour le transport de ces travailleurs, en emportent chacun 1,000 ou 1,200, qu’ils débarquent après vingt-deux ou vingt-huit jours de traversée sur les rives de l’estuaire de la Plata. Là, ils ont vite pris le vent et la bonne direction; dès le lendemain, ils s’entassent