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la vie se concentre dans les concessions qui s’échelonnent le long des avenues dont nous avons parlé, d’une largeur partout égale de 50 à 60 mètres, uniformément bordées d’inévitables peupliers en rangs serrés. Au milieu des champs de blés mûrs les maisons émergent à peine ; c’est à peu près la vie solitaire du pasteur avec le travail en plus, la culture d’un jardin, la présence d’animaux de ferme et de basse-cour. On ne saurait dire pourtant que toutes les colonies n’en font qu’une ou que toutes se confondent entre elles ; elles ont au contraire leurs physionomies distinctes. Dans chacune existe un lien de famille, une communauté d’origine ou d’intérêts ; tous les membres appartiennent à la même religion, ici protestante, là catholique, et parlent la même langue, bien que quelquefois ils aient des patois différens. Pendant la période de formation, la plus rude à traverser, alors qu’il faut organiser, bâtir, planter, ensemencer les concessions, ces liens de famille ou d’origine ne se manifestent guère par des relations sociales ou des créations d’intérêt commun : ce n’est que plus tard que l’on peut y songer. Une école alors remplace le précepteur ambulant qui allait, jusque-là, de ferme en ferme, pauvre bachelier nomade, laissant derrière lui dans l’esprit de ses élèves, à défaut d’autre, cet enseignement : que la science est généralement une personne bien ignorante, peu fortunée, rebelle à une nourriture régulière, pauvrement vêtue, enfourchant sans grâce la plus triste des montures, qu’ils confondront volontiers avec la bête de l’Apocalypse, quand une instruction religieuse un peu soignée aura pénétré dans leur jeune âme. Près me partout on met quelque empressement à installer une croix sur le faîte d’une grange pour lui donner sans luxe la destination d’un temple ou d’une église : c’est le centre autour duquel se formera plus tard le village, à moins que la station du chemin de fer toujours projeté, toujours ajourné, ne vienne déplacer l’axe du développement de la colonie.

A chaque saison, l’aspect change ; mais il change partout à la fois, uniforme dans ses variations. On ne connaît ici ni les jachères, ni le roulement de cultures variées ; chaque année ramène à la même place la même charrue, et à la même heure les mêmes épis de blé mûrissant. Dans les nouveaux défrichemens, la première culture est le maïs, il exige une moindre mise de fonds, il est plus rustique et triomphe mieux d’une terre nouvellement remuée; la moisson surtout s’en fait plus à loisir, à l’heure que le colon choisit, après les premières gelées, sans avoir à recourir à heure fixe à l’aide coûteuse de services salariés. Après les premières récoltes, la chaumière, habitation provisoire des années d’essai, deviendra le bâtiment de service d’une résidence plus élégante faite de briques