Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/876

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transplanter un homme dans un nouveau milieu social, sur un sol étranger, il faut tout au moins autant de précautions que pour transplanter un arbre; plus celui-ci est robuste, plus le sol où il a poussé des racines est fécond, plus l’œuvre de la transplantation est difficile. Les feuilles qu’il porte doivent perdre leur verdeur, il faut rabattre ses rameaux les plus vigoureux, supprimer sa frondaison, faire tomber les boutons à fruits que la sève ne nourrit plus ; il garde longtemps ces apparences de décrépitude, pour reverdir et porter de nouveaux fruits quand, sauvé de cette crise et de tous les dangers qu’il y a courus, il peut atteindre la belle saison. Ainsi en est-il de l’émigrant. XI part résolu, bien décidé à conquérir le monde; ne connaissant les pays étrangers, l’Amérique surtout, que par les œuvres d’imagination à bon marché enrichies d’illustrations fantaisistes. C’est, le plus souvent, un homme qui n’en est ni à son premier essai, ni à son premier métier, ou bien une famille qui ne compte plus ses revers, pour qui tout pays nouveau apparaît au loin ensoleillé sous des forêts luxuriantes d’arbres aux fruits savoureux, peuplées de Robinsons suisses. Son imagination s’échauffe au souvenir des lectures que les distributions de prix de l’école primaire ont mis autrefois sous ses yeux. La traversée pendant laquelle il trouve chaque jour son pain cuit fortifie ses illusions. Mais les plus longues ont un terme ; il débarque engourdi, quelque peu énervé, physiquement incapable d’un effort, moralement troublé par l’inconnu. Dans ces conditions, il éprouvera vite que la morale de toutes les histoires de Robinsons n’est que trop vraie, et que, dans les sociétés jeunes, plus encore que dans les solitudes, il faut compter sur soi seulement et tout produire par soi-même. Mais cette philosophie ne lui apparaît pas à la première heure ; au milieu de son découragement, il ne trouve de force que pour accuser de folie son entreprise et d’imposture ceux qui l’ont encouragée.

C’est l’heure de la crise. Contre les effets de cette crise on a inventé dans les pays neufs le palliatif de la colonisation officielle, qui ne fait qu’en prolonger la durée : elle enrégimente les robinsons, leur fournit des vivres, énerve leurs velléités d’initiative individuelle, leur dissimule la nécessité de l’effort, et produit des mécontens. C’était le seul système que l’on pensât à mettre en pratique en 1854 dans les colonies agricoles de Santa-Fé. Il consistait de la part du gouvernement à fournir terrains, instrumens aratoires, animaux de labour à des entrepreneurs d’émigration qui devaient prendre le colon, et le piloter depuis son pays d’origine jusqu’au lieu d’arrivée, l’installer sur ces terrains, lui mettre la bêche en mains sur le sol nu, lui indiquer le lieu où il avait à construire son abri, le nourrir jusqu’à la récolte, pendant un an, et