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colonies ; après trente ans d’existence, elle peut compter autour d’elle et constater qu’elle a donné naissance à autant de colonies qu’elle avait de colons, après les premières épreuves des années difficiles du début, où son existence même fut souvent mise en question, où les désertions étaient nombreuses parmi ces découragés plus d’une fois affolés par les privations et les fléaux qui détruisaient les premières récoltes ou les premières épargnes.

Avez-vous quelquefois, dans les rues des ports de mer, sur les quais d’embarquement, suivi du regard un groupe d’émigrans, ahuris au milieu des nouveautés de leur exode vers l’inconnu? Ils semblent tituber sous le poids de leurs propres résolutions, ne savent plus déjà d’où ils viennent, moins encore où ils vont ; ayant rompu le fil de leur vie passée, ils n’ont pas la notion de celle de demain ; ils sont déjà dépaysés, égarés par le vertige avant même d’avoir quitté le sol de la patrie. Suivez-les par la pensée. A l’arrivée, vous les retrouvez amollis par une traversée plus ou moins longue, ayant égrené le long du chemin toutes les résolutions prises au départ, sentant le danger partout et manquant d’énergie pour faire le premier effort. C’est en les voyant là surtout que l’on comprend combien peu d’hommes ont a priori les qualités si nombreuses qui contribuent à faire d’un travailleur ordinaire, à peu près apte à remplir dans son pays sa tâche quotidienne, un émigrant ayant tout à apprendre ou à rapprendre dans celui où il va s’établir. Les plus disposés à écouter les conseils intéressés; de l’agent d’émigration ne sont pas toujours les mieux pré- parés pour les suivre. Il y a parmi eux beaucoup de rêveurs, de songe-creux, prêts à prendre ce chemin nouveau qu’on leur montre sans voir qu’il mène à un point inconnu où commencera seulement le sentier quelque peu rude à gravir, où toute l’énergie d’un homme de cœur n’est pas de trop pour s’élever un peu et, une fois à mi-côte, ne pas rouler en bas. Croire sur parole les agens d’émigration n’est pas le fait du paysan français, et peut-être a-t-il tout à fait raison. Ces agens, même quand ils sont sincères et disent la vérité sur le pays dont ils parlent, trompent toujours quelque peu leur auditoire, parce qu’ils se gardent bien de jeter sur leurs tableaux l’ombre de cette vérité, que l’expérience démontre, que l’émigration, même pour le pays le meilleur, le plus sain, le plus hospitalier, le plus favorisé, est la plus périlleuse, la plus compliquée, la plus pénible des entreprises humaines, celle qui vend le plus cher ce que l’on croit qu’elle donne, celle qui ne permet le succès qu’aux résolus, aux énergiques et aux patiens : la légende seule lui prête des succès faciles.

Les prudens, — et le paysan est de ceux-là, — se disent que pour