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qui tentèrent cette appropriation nouvelle du sol. Cette période de combat se prolongea de 1854 à 1870.

Les difficultés à vaincre étaient nombreuses. Il semble fort simple au premier abord de trouver dans les campagnes d’Europe de nombreux cultivateurs peu satisfaits de leur sort 011 tourmentés d’ambitions vagues, et de les embarquer à destination d’un pays sain, de les y installer dans une plaine fertile, qui n’exige, pour être mise en culture, aucun travail préparatoire, aucun défrichement, où pas une herbe n’arrête l’effort de la charrue, où le sol d’alluvions est, depuis trois siècles, enrichi par le stationnement des animaux. On apprit à l’user que ce n’était pas chose si simple. Ce ne fut pas une entreprise aisée que d’amorcer le courant d’émigration des travailleurs d’Europe, où le nom de la république argentine, peu connu aujourd’hui, était tout à fait ignoré, où celui de Buenos-Aires rappelait les excès de la longue dictature de Rosas, qui venait de finir, les crimes commis par lui sur les étrangers, en particulier sur les Français, et les difficultés récentes où nos armes avaient été engagées. À cette époque, les lignes de steamers n’étaient pas créées, aucune ne reliait encore l’ancien monde aux ports de La Plata ; aucune navigation régulière ne desservait les grands fleuves; enfin, cette partie de l’Amérique du Sud ne possédait aucune ligne de chemin de fer en exploitation à l’heure où les États-Unis en avaient déjà 18,000 kilomètres en service. Enfin, dès le début, on fit cette expérience que la création d’une exploitation agricole, sur une terre vierge, exige une mise de fonds considérable que le premier échec compromet, qu’une mauvaise récolte détruit, et ce capital n’existait nulle part dans le pays. La terre seule était abondante, mais rien n’était créé de ce qui pouvait la mettre en valeur. Il ne s’agissait pas de lui demander ces pépites qui avaient enrichi rapidement le colon de Californie et celui d’Australie et fourni à ces deux pays le premier capital de leurs exploitations agricoles, en même temps que l’espérance d’en trouver encore y attirait une immigration nombreuse. Ici, le troupeau seul constituait la réserve; mais il était lui-même fort réduit après les longues guerres civiles, et ce qu’il en restait n’avait pas pour cela acquis une grosse valeur : il eût fallu vendre beaucoup de moutons, qui valaient 3 francs encore en 1869, et un grand nombre de bœufs, qui en valaient 15 ou 20, pour faire les premiers fonds.

Il fallut donc que les colonies créassent elles-mêmes et fissent sortir du sol sous le soc de leurs charrues le capital d’installation et d’exploitation qui faisait absolument défaut à tous leurs habitans et que personne autour d’eux n’était en mesure de leur fournir. C’est leur honneur d’être sorties seules de ce cercle vicieux au prix de